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  • Tocqueville et l’Algérie
  • Christian Bégin (bio)

Tocqueville se reconnaît pour seule passion la liberté. Mais, paradoxalement, au cours de sa carrière politique, il va soutenir la guerre contre Abd el-Kader, défenseur de la liberté algérienne. Ce choix plonge dans la perplexité nombre de ses commentateurs. Les plus bienveillants y voient une énigme, d’autres lui reprochent un nationalisme qui, cyniquement, subordonnerait aux intérêts supposés de la France un libéralisme réservé à un usage intérieur. Nous allons examiner, en replaçant les choix de Tocqueville dans leur contexte, comment sa pensée algérienne, un peu subtile comme dans d’autres domaines, peut s’organiser, non sans nuances, autour de deux propositions : il n’est pas favorable à l’expansion coloniale, mais un pays qui a des colonies doit y promouvoir la liberté. [End Page 179]

De L’expansion Coloniale

Tocqueville n’est pas favorable à l’expansion coloniale. Il l’affirme clairement en plusieurs circonstances. Dans une note de dossier du 2 juin 1839, il écrit après une rencontre avec son collègue : « M. Thiers […] a raison de ne pas vouloir fonder de colonies1.» Dans un article de 1843, il conteste l’utilité des colonies à sucre : « On a trop exalté l’importance des colonies. […] S’il n’y avait pas de colonies, on irait chercher ailleurs les denrées tropicales que nous sommes obligés d’aller prendre dans nos îles2.» Ses positions ne diffèrent donc pas, sur ce point, de celles des économistes libéraux, ses contemporains, tels Desjobert ou Passy. Application de son principe à un cas d’actualité lors de la crise provoquée par l’expulsion de Tahiti du missionnaire anglais Pritchard en 1844: « Nous ne croyons pas qu’il soit de nécessité absolue de persévérer dans une aventure malheureuse, et de sacrifier par un amour-propre mal entendu le sang de nos compatriotes et les intérêts du pays3 ». Et s’il pose dès son premier rapport de 1847 la question : « la domination que nous exerçons dans le territoire de l’ancienne Régence d’Alger est-elle utile à la France ? », il élude la réponse : seule une minorité a nié cette utilité, mais, dit Tocqueville, la commission a décidé de ne pas en discuter4.

Ses raisons ne sont pas seulement économiques. La colonisation, il en a pris conscience à l’occasion de ses grands voyages, aux Etats-Unis et en Irlande, peut créer des situations d’inégalité durable de condition entre peuples qui posent des problèmes difficiles à résoudre en démocratie.

Les Etats-Unis ne sont plus des colonies mais les deux grandes plaies dont ils souffrent sont des héritages de son passé colonial. Il explique dans la Démocratie en Amérique que les Indiens sont condamnés à la disparition5. L’Indien, écrit-il, se nourrit du produit de la chasse. Or, à mesure de la progression des Européens vers l’ouest, le gibier recule. La famine qui s’ensuit dans les tribus pousse à l’abandon des terres que des colons achètent alors à vil prix, et à l’exode. La famine les décimera tandis que les survivants seront bientôt rattrapés par la vague des pionniers, de sorte que l’histoire se répétera jusqu’à extinction. Pour échapper à ce sort, il faudrait, dit Tocqueville, que les Indiens se « civilisent », c’est-à-dire qu’ils acquièrent des connaissances égales à celles des Européens. Mais ils ne sauraient y parvenir qu’en se fixant et en cultivant le sol. Car « la [End Page 180] civilisation est le résultat d’un long travail social qui s’opère dans un même lieu ». La situation des Indiens est dramatique parce qu’à supposer qu’ils veuillent se fixer, ils auraient tout à apprendre de l’agriculture, et ils s’exposeraient alors avec un désavantage à la concurrence d’agriculteurs blancs plus performants.

Du moins l’Indien est-il libre ; il est même placé, dit Tocqueville, « aux limites extrêmes de la liberté ». A l’opposé, « le Nègre est placé aux dernières bornes...

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