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  • Le constructivisme de l’historien. Retour sur un texte de Brigitte Gaïti
  • Gabriel Galvez-Behar*

Discutant en 2007 dans cette revue l’ouvrage de Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Brigitte Gaïti invitait ses lecteurs à « faire le deuil de ce rêve positiviste, celui d’un enquêteur capable de lire la réalité de ce que, par exemple, pensaient vraiment les Français des accords de Munich » 1. Elle nous rappelait ensuite que « l’opération d’agrégation, de mobilisation et de représentation au principe de l’émergence d’une opinion publique est un processus collectif qui obéit à des ressorts sociaux spécifiques, émancipés des opinions individuelles censées pourtant en être à la source »2. Pourtant, à bien y penser, une telle approche, qui commande de s’intéresser non pas tant aux objets qu’à l’histoire de leur construction, n’est pas sans engendrer une sourde inquiétude. « Comment les Français sont-ils entrés en guerre en 1914 ? », « Quel fut le développement de la grande entreprise en France au xxe siècle ? », « Existe-t-il un fascisme français ? » : en sapant la légitimité de telles questions, ne remet-elle pas en question des pans entiers de l’historiographie que l’on hésite à passer par pertes et profits ?

Le problème n’est pas de s’engager ici dans une défense corporatiste. En fait, si l’on a quelque hésitation à sortir des impasses dénoncées par Brigitte Gaïti, c’est de peur d’en retrouver d’autres plus redoutables encore. Cesser de faire l’histoire de ce qui a existé pour faire celle de ce qui fait exister n’est-ce pas perdre toute notion de réalité historique ? N’est-ce pas, dans certains cas, perdre tout simplement son âme ? À dire vrai, les interrogations de Brigitte Gaïti dépassent largement la question de l’opinion publique et de son historiographie. Elles renvoient à des problèmes épistémologiques et plus particulièrement aux approches constructivistes. Elles permettent d’en saisir les contradictions et nous conduisent à proposer quelques pistes pour acclimater certaines formes de constructivisme sur le territoire de l’historien3. [End Page 103]

« La fabrique de l’opinion publique »

Analysons pour commencer l’argument de Brigitte Gaïti. Loin d’être une donnée naturelle, l’opinion publique est une entité que l’on ne peut concevoir sans analyser le processus collectif qui la constitue. Son mode d’existence, qui n’est pas celui d’un objet corporel – et c’est en ce sens que l’on peut dire, à l’instar de Pierre Bourdieu, qu’elle n’existe pas 4 –, s’apparente à celui d’une croyance autoréalisatrice. C’est parce qu’une pluralité d’acteurs croient en elle que l’opinion publique acquiert une efficience puis une densité institutionnelle et matérielle qui crée l’apparence de son caractère naturel. Faire l’histoire de l’opinion publique revient donc à faire l’histoire d’une illusion collective qui devient réalité. En vain peuton l’appréhender en tentant de réunir les pièces d’un vestige introuvable. Il faut au contraire décrire les processus qui confèrent à cette croyance toute sa force et son efficacité et mettre au jour leur dimension sociale.

Le caractère processuel de l’opinion publique est, en effet, indissociable de sa dimension sociale. On l’a dit, Brigitte Gaïti entend rappeler que « l’opération d’agrégation, de mobilisation et de représentation au principe de l’émergence d’une opinion publique est un processus collectif qui obéit à des ressorts sociaux spécifiques ». Ainsi, pour expliquer l’effondrement de la IVe République et la naissance de la Ve, l’auteur accorde plus d’importance à ce qu’elle considère comme des « groupes stratégiques » qu’aux changements d’une opinion publique évanescente. Les ralliements de l’armée, de la police ou du corps préfectoral ont eu un rôle bien plus important dans l’avènement du régime gaulliste que le soutien d’une hypothétique opinion publique qui ne saurait...

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