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  • Qu’ont à voir les sciences sociales avec le cheval ?
  • Jean-Pierre Digard*

Il peut paraître déplacé, à propos d’un animal, de parler de « sciences sociales », c’est-à-dire de disciplines telles que l’histoire, la géographie, l’anthropologie ou la sociologie, qui ont toutes pour objet l’homme en société. Un examen attentif montre qu’il y a pourtant au moins deux excellentes raisons pour que ces sciences revendiquent un droit de regard éminent sur le cheval.

La première est que le cheval, en tant qu’animal domestique - il ne se trouve plus aujourd’hui de chevaux sauvages vrais -, n’existe que par les hommes qui le produisent et qui l’utilisent. Comme tous les autres hommes, les « hommes de cheval » (au sens large de producteurs et d’utilisateurs de chevaux) vivent au sein d’une société et d’une culture données ; ce cadre social et culturel conditionne en grande partie leurs modes de pensée et d’action, ainsi, par conséquent, que leurs manières de produire et d’utiliser des chevaux - manières qui varient d’ailleurs d’une époque à une autre, d’une société à une autre. Or l’étude des hommes de cheval est de la compétence exclusive des sciences sociales ; elle est aussi importante, peut-être même plus importante pour la « filière [économique] Cheval » que l’étude des chevaux eux-mêmes, qui ressortit, elle, aux sciences biologiques. Car, contrairement à ce que semblent croire certains militants animalistes, ce sont évidemment les hommes qui font les chevaux, et non l’inverse.

La seconde raison de la nécessaire intervention des sciences sociales tient au rôle capital - économique, militaire, politique, de marquage social… - joué par le cheval dans l’histoire humaine. L’oublier serait commettre une erreur plus massive encore que celle qui consisterait, par exemple, à gommer l’automobile de l’histoire du xxe siècle.

Beaucoup de retard

Or, en dépit de ces évidences, il faut bien reconnaître que, comparées aux recherches biologiques et agronomiques sur le cheval lui-même en tant qu’animal (elles-mêmes très inégalement développées), les recherches sur les hommes de cheval accusent un retard considérable. En dépit de quelques travaux pionniers1, les historiens dans leur ensemble ont, contrairement [End Page 3] à toute attente, montré fort peu d’empressement à reconnaître le rôle historique du cheval et à en explorer les multiples aspects. Quant aux autres sciences sociales, leur retard apparaît bien plus considérable encore. En France, par exemple, la première manifestation scientifique collective dans ce domaine est le colloque « Sciences sociales de l’équitation » qui s’est tenu en Avignon dans le cadre du salon « Cheval-Passion » en janvier 19882. Bien que d’autres manifestations scientifiques du même genre et sur des thèmes voisins aient été organisées depuis3 et plusieurs travaux généraux publiés4, les recherches de sciences sociales en matière de cheval demeurent fragmentaires, dispersées et institutionnellement marginales.

Ce retard, voire ces réticences, sont imputables à de multiples facteurs. L’un d’eux, sans doute le plus important, tient au nécessaire caractère pluridisciplinaire des recherches concernant le cheval. Pour des raisons historiques aisément compréhensibles, les agronomes et les vétérinaires y occupent depuis la fin du XVIIIe siècle une position dominante, pour ne pas dire hégémonique, qu’ils entendent bien ne pas partager. Par contraste, les chercheurs en sciences sociales intéressés par le cheval font figure de nouveaux venus ; ils restent extrêmement minoritaires et dispersés entre plusieurs laboratoires et institutions (CNRS, Collège de France, EHESS, Muséum national d’histoire naturelle, universités). À l’inverse de la situation qui prévaut en médecine vétérinaire, où les vétérinaires équins ont longtemps constitué une sorte d’élite, les recherches sur le cheval sont peu valorisées et peu valorisantes en termes de carrière pour les chercheurs et les enseignants-chercheurs en sciences sociales. De ce fait, ces recherches restent le plus souvent individuelles, presque...

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