University of Toronto Press
  • La crise globale, entre inégalites américaines et inefficacité européenne

Depuis le déclenchement de la tourmente sur les marchés financiers aux Etats-Unis au printemps 20071, deux interprétations des événements se sont affrontées dans le débat public. La première, limitative et fonctionnelle, ne voit dans la succession des chocs économiques et sociaux depuis deux ans que l'effet d'une crise financière américaine résultant principalement d'un défaut de contrôle et de régulation. L'accélération brutale de la crise à compter de la faillite de la banque Lehman Brothers le 15 septembre 2008, à la suite d'une décision du Trésor américain, semble lui donner raison. L'autre lecture de la crise est bien plus extensive et substantielle : nous serions en présence d'une crise globale, au double sens du terme. Parce qu'elle mettrait en jeu les ressorts profonds du système capitaliste, à commencer par la répartition des richesses et le rapport à l'avenir, mais aussi parce qu'elle toucherait l'ensemble de l'économie mondiale bien au-delà des seuls Etats-Unis, révélant des faiblesses dont on avait jusqu'alors mal pris la mesure.

Comme l'indique le titre de cet article, les développements qui vont suivre se placent résolument sous le signe de cette seconde interprétation. La crise financière américaine, directement liée à un endettement insoutenable du secteur privé, ne peut, selon nous, se comprendre qu'en rapport avec l'explosion des inégalités sociales aux Etats-Unis depuis deux décennies. Mais le regard doit également se porter, pour saisir la pleine gravité de la situation, sur les difficultés de l'Union européenne à s'organiser en puissance économique [End Page 95] souveraine dans la mondialisation, apte à répondre efficacement et solidairement aux chocs qui l'affectent. L'économie transatlantique n'est bien entendu pas la seule concernée par ce qui apparaît au fil des jours comme la récession globale la plus brutale de l'histoire économique contemporaine2. Mais l'Union européenne et les Etats Unis, sont – dans cet ordre aujourd'hui – les deux premières puissances économiques du monde et détiennent à ce titre la clé de la déstabilisation, ou au contraire du retour à l'équilibre non seulement de leur marché, mais aussi des échanges internationaux et, par contrecoup, de bon nombre de nations du globe. Nous aborderons, par conséquent, successivement la question des inégalités américaines comme causes profondes du déclenchement de la crise globale et celle de l'inefficacité européenne comme cause profonde de sa propagation.

Au moment d'écrire ces lignes, qui prétendent mettre en perspective des événements tellement récents pour leur donner un sens, l'honneur de contribuer à l'hommage rendu à l'humble géant qu'est Stanley Hoffmann le dispute à l'angoisse de s'abîmer dans la courte vue, dont il a su comme nul autre chercheur et pédagogue se déprendre.

Les Inégalites Américaines : La « Grande Régression » au Fondement de la Crise Globale

La succession rapide d'événements qui paraissent tous « historiques » répand un épais brouillard dans l'esprit de ceux qui s'efforcent de hiérarchiser la masse d'informations disponibles sur la crise actuelle. Il importe donc de tenter de distinguer les causes immédiates et apparentes des causes profondes et souvent dissimulées de la tourmente financière qui s'est abattue sur le système financier américain, puis mondial, à compter du printemps 2007.

Les causes premières de la débâcle financière se résument à quelques mots clés : subprime, titrisation, notation. L'enchaînement fut semble-t-il le suivant : le retournement du marché immobilier à partir du milieu de l'année 2006, et plus encore du début de l'année 2007, a fait s'effondrer le marché des prêts subprime qui a entraîné dans sa chute des pans entiers du système bancaire par le biais de la titrisation, phénomène dont l'extension reposait sur la complaisante incompétence des agences de notation financière. Cette crise de solvabilité bancaire s'est rapidement propagée au reste du monde, [End Page 96] l'Europe, on y reviendra, étant touchée dès l'été 2007, pour se muer en une crise du crédit, puis en choc réel sur l'ensemble de l'économie mondiale.

Retour aux origines : les prêts subprime sont des crédits hypothécaires à taux variable dont les emprunteurs sont des ménages peu ou pas du tout solvables (dont la situation de revenu et de patrimoine est parfois désignée par l'acronyme ironique « NINJA » = no income no job or asset). Du fait de l'insolvabilité de ces ménages, les prêts qui leur furent consentis ne pouvaient être garantis que sur la bulle immobilière, c'est-à-dire reposer sur l'espoir nécessairement voué à être trahi que les prix des biens immobiliers continueraient indéfiniment leur exubérante ascension (l'indice des prix immobiliers Case-Shiller, après être demeuré stable autour de 75 points de 1989 à 1999, a atteint 125 points en 2002, puis 150 points en 2004 et finalement 225 points en 2006). Le retournement du marché immobilier, inévitable, fut aggravé par la décision de la Réserve fédérale de poursuivre la hausse de ses taux directeurs face à ce qu'elle percevait comme une menace inflationniste.

Le marché des subprime a logiquement été le premier touché par les défauts des emprunteurs qui virent le prix de la garantie de leur prêt, c'est-à-dire leur bien immobilier, s'affaisser. Or, ce « marché d'occasion » du crédit s'était considérablement développé dans les années 2000 pour atteindre 1 300 milliards de dollars à l'automne 2008. Surtout, ces prêts immobiliers se sont diffusés dans tout le système bancaire américain et européen, les établissements de crédit de par le monde détenant, parfois à leur insu, des créances devenues sans valeur (des actifs devenus « toxiques »). Le phénomène de titrisation a, en effet, accompagné le développement déraisonnable du crédit hypothécaire. Il consiste pour une banque ou un assureur à céder des créances d'origine diverse à un tiers qui les achète en émettant des titres sur un marché financier. La titrisation permet ainsi de rendre liquide un portefeuille de créances mais à l'aveugle, car ce sont des paquets de titres de provenance variée et incertaine qui passent ainsi de main en main.

La titrisation des dettes privées est un moyen a priori intelligent de répartir le risque pour permettre à un plus grand nombre d'emprunteurs d'avoir accès au crédit. Cette méthode a pour effet de réduire le degré de rationnement du crédit dans l'économie, voire d'en [End Page 97] accroître le degré de justice sociale, les marchés subprime permettant à des emprunteurs « sous-évalués » par les banques de pouvoir tout de même accéder à la propriété.

Des marchés financiers bien organisés permettent ainsi que soient émis des titres de créance gagés sur des actifs (asset backed securities ou ABS) et notamment des titres commerciaux gagés sur des actifs (asset backed commercial paper ou ABCP). Ces titres sont pour leur majeure partie très diversifiés, reposant sur une assez large variété d'actifs, parmi lesquels se trouvent, en proportion modérée, des prêts hypothécaires immobiliers. Les titres à court terme, parce qu'ils doivent être remboursés et réémis à chaque échéance, sont aussi généralement adossés à une facilité bancaire, les banques s'engageant à fournir la liquidité nécessaire en cas « d'incident de marché ».

D'autres circuits de financement fonctionnent cependant à partir d'ABCP reconductibles à vendeur unique, assis sur des collatéraux hypothécaires. Mais la plupart de ces dispositifs sont prémunis d'une chute de la valeur de marché par des swap qui protègeront en dernière instance les investisseurs. Les banques doivent cependant acquérir les titres commerciaux ou les actifs de long terme eux-mêmes, ce qui représente des sommes considérables. L'effet de levier négatif des dispositifs ABCP fut ainsi en moyenne de 10 milliards d'euros par jour au cours des trois dernières semaines d'août 2007. D'autres dispositifs de titres commerciaux ne sont pas structurellement protégés de la sorte, et les investisseurs peuvent ainsi tout simplement perdre leur argent ou devoir attendre fort longtemps avant de pouvoir le récupérer. On peut alors comprendre comment la perte de confiance sur ce marché non protégé a pu se propager à tous les segments du marché ABCP, déclenchant une crise de liquidité généralisée. Une défiance légitime pour ces derniers titres affecte par capillarité l'ensemble des autres, tant il devient difficile d'apprécier alors le risque associé à chaque classe de titres3.

C'est alors qu'interviennent les derniers acteurs de la catastrophe financière : les agences de notation. Celles-ci sont en effet censées évaluer la qualité des titres de manière indépendante tout en étant financées par les entreprises qu'elles évaluent. Qui plus est, la note financière globale attribuée par elles à un paquet de titres n'est pas fondée sur le titre le plus fragile (qui se révèlerait bien souvent un « actif toxique »), mais sur l'ensemble, ce qui entretient l'illusion de la [End Page 98] qualité moyenne des créances échangées. Les agences de notation ont dès lors joué un rôle capital dans la diffusion au sein du système financier américain et mondial de créances irrécouvrables dont le risque réel a été dissimulé par la pratique de la titrisation. Elles portent même la responsabilité première de la contagion de la crise immobilière américaine à l'ensemble du système financier et du secteur bancaire.

Il y a donc bien un défaut de régulation manifeste à l'origine immédiate de la crise qui a ravagé le système financier aux Etats-Unis, et au-delà. Mais il nous faut à présent nous interroger sur les ressorts plus profonds de ce que nous avons appelé la crise globale. Quel en est le rapport entre cette dynamique d'emballement financier et l'évolution des inégalités aux Etats-Unis depuis deux décennies ?

La formation des inégalités dans les « démocraties de marché »4 est inévitable. Dans sa Richard T. Ely lecture, l'économiste du travail Finis Welch5 va d'ailleurs plus loin pour justifier leur existence : « Toute la science économique procède des inégalités. Sans inégalités de priorités et de capacités, il n'y aurait ni commerce, ni spécialisation, ni gain tiré de la coopération. En fait, il n'y aurait pas de sciences économiques et [tous les économistes] seraient occupés à vendre des polices d'assurance. À vrai dire, même pas, car il n'y aurait rien à assurer ! »

Les inégalités sont donc souhaitables en théorie : dans un monde anhistorique, où la diversité des conditions initiales des individus n'emporte aucun effet, où le passé ne détermine ni le présent ni l'avenir, les inégalités sont un puissant moteur du progrès économique et social. C'est le monde parfait de la théorie des marchés où les inégalités du présent n'empêchent en rien l'égalité des destins. Dans ce monde virtuel, sans mémoire ni avenir, les inégalités et leur croissance sont les vecteurs d'une mobilité sociale ascendante, les marqueurs de nouvelles opportunités. Mais ce monde n'existe pas ici-bas et les inégalités entravent bel et bien les chances des individus : c'est pour cette raison qu'elles doivent, dans la perspective démocratique, être réduites.

Et nulle part ailleurs dans le monde développé depuis deux décennies les inégalités ne se sont-elles davantage accrues qu'aux Etats-Unis, où elles étaient déjà élevées. Outre la rupture évidente de justice sociale que représente une telle évolution, ces inégalités de [End Page 99] revenu, dont il convient de détailler la dynamique, emportent aussi deux types de conséquence en termes d'efficacité économique.

La quasi-stagnation des salaires et des revenus pour la très grande majorité de la population américaine depuis vingt ans (alors même que la productivité du travail a cru à un rythme important) a entraîné un endettement croissant des ménages désireux de maintenir leur niveau de vie, endettement dont la charge est devenue insupportable et qui explique en partie la débâcle financière. A l'autre bout de la distribution des revenus, le gonflement de la part du revenu national détenu par les grandes fortunes s'est avéré non seulement économiquement improductif mais pervers, en ce qu'il a engendré une course folle à la rentabilité du capital aboutissant à une dépréciation pathologique de l'avenir qui a détourné de leur fonction de financement à long terme de l'économie les marchés financiers. Il faut à présent détailler la mécanique de cette « grande régression » américaine.

Toutes les données disponibles suggèrent une très forte hausse des inégalités de revenu6 au cours des deux dernières décennies aux Etats Unis, au point que certains auteurs n'hésitent pas à évoquer une régression historique vers la période du Gilded Age7. On peut convoquer de nombreux déterminants pour expliquer cette rupture de justice sociale, qu'il s'agisse des facteurs de marché (progrès technique, niveaux d'éducation et, dans une moindre mesure, commerce international, voir Dew-Becker et Gordon, 20078), du rôle des institutions (Levy, 2007 et Levy et Temin, 2007 incriminent par exemple le déclin des syndicats ou les évolutions du système fiscal)9 ou, plus directement, des inclinaisons et des choix politiques des différents partis et occupants de la Maison Blanche10. Quoiqu'il en soit de l'explication donnée au phénomène, sa réalité apparaît difficilement contestable.

Bien qu'elles soient en partie liées, il convient pour notre propos de distinguer les deux manifestations de cette « grande régression » que sont la stagnation salariale d'une part, et la déformation de la répartition des revenus au profit des plus riches d'autre part, dans le but de différencier leur effet économique.

Commençons par la stagnation des salaires. Comme le notent Dew-Becker et Gordon (2005), alors que la productivité du travail a augmenté en moyenne de 1,57 % sur la période 1966-2001 pour [End Page 100] l'ensemble de l'économie, le revenu médian réel américain n'a progressé que de 11 % en 35 ans, soit une croissance annuelle moyenne de 0,3 %. Or, en comparaison, le revenu réel du 99e centile a bondi de 3,4 % par an (plus de 11 fois plus) et celui du 99,99e centile de 5,6 % par an (plus de 18 fois plus).

Baker (2007)11 parvient au même diagnostic, en constatant qu'au cours de la période 1979-2005, le salaire horaire médian n'a crû que de 9 %, tandis que les salaires des travailleurs au 30e centile ont progressé de 3,5 % et qu'ils ont chuté de 2,3 % pour les travailleurs situés au 10e centile. Même les travailleurs situés au 70e centile n'ont vu leur rémunération augmenter que de 10,4 % sur la période. Dans le même temps, la productivité du travail s'est pourtant accrue de 40 % dans l'économie.

Confrontés au déclin du revenu tiré de leur travail, une part importante des travailleurs américains a choisi de tenter de compenser cette perte relative de niveau de vie en recourant à l'endettement.

D'autant que la période la plus récente ne corrige pas la tendance inégalitaire, bien au contraire. Ainsi, Piketty et Saez (2003)12 calculent-ils que le revenu des 99 % d'Américains « les plus pauvres » a progressé six fois moins vite que celui des 1 % les plus riches de 1993 à 2006.

Mais les travaux de ces deux auteurs permettent surtout de reconstituer la perspective longue de la formation des inégalités américaines au cours du XXe siècle. Il apparaît alors que la déformation de la répartition des revenus s'est amorcée dans les années 1980 et qu'elle équivaut à un retour vers les niveaux d'inégalité atteints au début du siècle, d'où l'intuition d'un nouveau Gilded Age. Selon les derniers calculs de Piketty et Saez, en 2006, la part du revenu national détenue par les 1 % les plus riches est ainsi supérieure à ce qu'elle était en 1917 (18,2 % contre 17,6 %) alors qu'elle n'était que de 8,2 % en 1980. Il en va de même pour la part des 10 % d'Américains les plus riches, qui était de 40,3 % en 1917, avant de retomber à 32,9 % en 1980 et de croître jusqu'à 45,3 % en 2006. Le recours à un indicateur usuel de concentration des richesses, l'indice de Gini, conduit au même constat : les inégalités de revenu aux Etats Unis ont été contenues jusqu'au début des années 1980, avant de progresser fortement ensuite (l'indice de Gini passant, selon les [End Page 101] données du Census Bureau, de 0,403 à 1980 à 0,431 en 1989 puis à 0,47 en 2005).

Or, de même qu'il y a un rapport entre la stagnation salariale et le développement de l'endettement des ménages, il y a un lien entre ce gonflement du revenu des plus riches et la course folle à la rentabilité du capital observée sur les marchés américains. Cette course aboutit à une dépréciation pathologique de l'avenir : les rendements excessifs, ou plutôt chimériques, exigés ces dernières années des produits financiers réduisent à presque rien le temps long qui devait être l'horizon de la finance.

La crise financière s'est donc nourrie de deux phénomènes tous deux en rapport avec le développement des inégalités de revenu : un endettement insoutenable des ménages lié à la stagnation des salaires moyens ; une prise de risque inconsidérée des entreprises financières liée à une fuite en avant dans la rentabilité du capital.

On peut mesurer le premier de ces deux phénomènes avec une relative précision. L'endettement des ménages américains s'est en effet développé de manière vertigineuse à partir du milieu des années 1980 sous l'effet de leur dette hypothécaire et s'est accompagné d'un effondrement de leur épargne.

Selon les chiffres de la Réserve fédérale, si la dette des ménages s'est maintenue en-deçà de 2000 milliards de dollars jusqu'en 1984, elle a ensuite doublé en 1992, puis doublé à nouveau en 2002 pour se porter à 12 000 milliards de dollars en 2006. 75 % de cette dette est de nature hypothécaire. Calculée en termes de revenu disponible brut, la dette des ménages reste stable de 1960 à 1984, autour de 60 % du revenu des ménages, pour bondir à plus de 80 % en 1992, puis à plus de 100 % en 2002 et atteindre en 2006 plus de 130 % du revenu disponible des ménages. Le taux d'épargne des ménages, qui était encore de plus de 10 % du revenu disponible en 1992, chute à 6 % en 1996, puis à moins de 4 % en 2007.

L'enchaînement inégalités-crise financière est donc le suivant : tandis que les entreprises financières s'engageaient dans une course délirante pour rentabiliser le capital afin de satisfaire la demande des nouveaux « très riches », les ménages américains paupérisés du fait de la baisse du revenu tiré de leur travail se sont efforcés de maintenir [End Page 102] leur niveau de vie en empruntant avec comme gage leur bien immobilier.

Ce recours excessif au crédit du secteur privé (aggravé par la désépargne publique), n'aurait pas été possible sans le concours actif des pays émergents. Les Etats-Unis sont en effet devenus au cours des années 1990 et 2000 l'épicentre de déséquilibres financiers planétaires massifs (global imbalances), produits d'un système de cofinancement entre l'économie américaine et les pays émergents et pétroliers. Dans ce système, les exportations asiatiques ont financé la consommation américaine qui a alimenté le déficit de la balance courante des Etats-Unis, lui-même re-financé par les investisseurs moyen-orientaux et asiatiques, accumulant en retour de très importantes réserves de change.

A la croissance américaine tirée par la consommation et l'endettement a répondu la croissance asiatique tirée par les exportations et la sous-évaluation du taux de change. Certains économistes ont dénommé ce système « Bretton Woods II »13 (en référence au cofinancement américano-européen des années 1950 et 1960) et ont avancé l'idée d'une stabilité de celui-ci. Mais ces déséquilibres financiers mondiaux, de par leur ampleur, sont devenus incontrôlables et furent en réalité un puissant accélérateur de la crise globale.

Du côté commercial, les déséquilibrent accumulés sont rien moins que colossaux, le premier « partenaire dans le crime » des Etats-Unis étant la Chine. Selon le Department of Commerce, la Chine représente ainsi en 2007 12,4 % du commerce total des Etats-Unis devant le Japon, l'Allemagne ou le Royaume-Uni (386,75 milliards de dollars). Le déficit commercial des Etats-Unis avec la Chine atteint 256 milliards de dollars en 2007 (soit un tiers du total), plus du double du déficit avec l'Union européenne (107 milliards de dollars). Or, cette évolution s'est produite en une décennie à peine : les chiffres pour 1997 étaient de 85,41 milliards de dollars pour le volume des échanges et de 56,8 milliards de dollars pour le niveau du déficit (soit 4,5 fois moins).

Du côté des transferts de capitaux, selon le FMI, la balance courante est passée en pourcentage du PIB mondial de -0,46 pour les Etats-Unis (0,08 pour l'Asie émergente et 0,10 pour les pays pétroliers) à -1,52 pour les Etats-Unis (0 ,96 pour l'Asie émergente et [End Page 103] 0 ,71 pour les pays pétroliers) de 1997 et 2007. En d'autres termes, les Etats-Unis ont vu leur dépendance à l'égard des capitaux étrangers multipliée par un facteur 3,3 en une décennie tandis que la contribution de l'Asie et du Moyen-Orient était sur cette période multipliée par respectivement plus de 10 et 7. De tels transferts de capitaux sur un laps de temps si court pour financer une dette de moins en moins soutenable ne peuvent que déstabiliser en profondeur le système monétaire international.

De cette exploration des liens entre inégalités américaines et crise globale ressortent deux conséquences. La première tient à la nécessaire restauration de la justice sociale aux Etats-Unis, ce dont le nouveau président, élu par la crise et pour la crise, semble être convaincu. La seconde a trait à la dérive de la finance mondiale à laquelle les marchés américains ont si activement participé. La résolution de la crise passe avant tout par le rétablissement d'un équilibre entre le court terme et le long terme14. C'est une « revanche de l'avenir sur le présent » qu'il faut favoriser dans la finance mondiale pour retrouver à la fois l'utilité du système financier pour l'économie réelle et sa capacité à résister aux chocs économiques.

Mais cette capacité de résistance des systèmes économiques, ou, pour emprunter un concept psychologique, cette « résilience », dépend également de la capacité institutionnelle de mettre en place des politiques économiques réactives face aux chocs dont la crise globale est un avatar particulièrement dévastateur.

Et c'est précisément sur ce point que l'Union européenne a montré des signes de faiblesse préoccupants, au point que l'on peut avancer l'hypothèse suivante : si l'inégalité du modèle de croissance américain a déclenché la crise, c'est l'inefficacité de la gouvernance européenne qui l'a propagée.

L'inefficacitÉ EuropÉenne : Le Jeu de la RÈgle Avril

L'Union européenne est une alliance d'Etats Nations ayant librement choisi de mettre en commun une part de leur souveraineté pour retirer ensemble le bénéfice de la paix et de la prospérité instituées entre eux. Si l'idéal européen est multiséculaire (de Charlemagne à Victor Hugo et Jacques Delors), l'Europe « vivante et organisée » que Robert Schuman appelait de ses voeux dans sa Déclaration du 9 mai 195015 n'est véritablement née qu'avec la [End Page 104] signature des Traités de Rome, le 25 mars 1957. L'encadrement de l'Etat Nation européen – sa domestication – par les liens volontaires et souples de l'échange marchand apparaît rétrospectivement comme la quintessence de l'intégration communautaire. D'emblée, l'Europe fut l'Europe économique. D'emblée, l'Europe exista par le fait et au nom d'un ensemble de règles communes édictées par les Etats membres pour contraindre leurs propres choix.

L'Union européenne n'est donc pas une organisation internationale, comme le sont les Nations Unies. Elle ne vise pas la coexistence pacifique ou la coopération intéressée et ponctuelle dans l'ordre mondial des Etats qui en sont membres, mais qui demeureraient par ailleurs pleinement souverains en leur territoire. Elle est le lieu de création, d'application et de défense d'un ordre juridique inédit qui s'impose à l'ordre juridique interne des Etats membres pour, le cas échéant, s'y substituer. Dès lors, les « Traités européens » apparaissent improprement nommés en ce qu'ils induisent une confusion avec les traités internationaux. Ils forment plus justement un ordre constitutionnel, une véritable « constitution européenne », qui régit avant tout le domaine économique, lieu historiquement premier du partage de la souveraineté des Etats européens. C'est le traité de Maastricht qui définit, à quelques variations mineures près, la constitution économique actuelle de l'Union européenne en intégrant l'ordre constitutionnel économique antérieur, celui du traité de Rome prolongé par l'Acte unique, dans une nouvelle hiérarchie dont le sommet est l'objectif de « stabilité des prix ».

Les travaux de Jean-Paul Fitoussi16 (1995, 2002) ont mis à ce sujet dans la lumière le « siège vide de la souveraineté » en Europe. Le problème européen de souveraineté économique pourrait se résumer de la manière suivante : les autorités investies de la légitimité d'agir pour l'avenir et de réagir aux événements imprévus du présent, les gouvernements nationaux, ne disposent plus vraiment des instruments pour le faire. Mais les autorités qui disposent des instruments de l'action, au premier rang desquels la Banque centrale européenne (BCE) ou la Commission européenne, n'ont pas vraiment la légitimité de les utiliser au service d'une politique. D'un coté, une légitimité sans instrument, de l'autre, des instruments sans légitimité. [End Page 105]

Cette césure entre la légitimité et le pouvoir en Europe a deux conséquences économiques structurelles : la première, évidente, est que les politiques européennes manquent de réactivité (ceux qui voudraient réagir ne le peuvent pas, et ceux qui le peuvent n'en ont pas la mission) ; la seconde, plus profonde, est que les critères présidant à l'évaluation de la « bonne utilisation du pouvoir européen », parce qu'ils ne peuvent pas être démocratiques (la sanction des électeurs) sont doctrinaux (l'équilibre budgétaire, le degré de concurrence, la réforme structurelle etc..). La délibération sur le bien commun européen devient seconde parce que la doctrine assimile la satisfaction de ces critères au bien commun. La doctrine, en particulier économique, joue donc un rôle essentiel en Europe : faute de démocratie véritable, elle tient lieu de légitimité au pouvoir politique.

La question classique que posent les règles d'inspiration doctrinale qui fondent la politique économique européenne est celle de la nécessaire révision des règles contingentes. On sait sur ce point que le « premier » Elster17 justifie l'existence de mécanismes institutionnels visant à contraindre l'action collective par la nécessité, pour l'individu, de contraindre sa propre volonté qui peut se révéler « autodestructrice » (self-defeating). Mais le « second » Elster18 reconnaît qu'extrapoler de la sorte de l'individu vers le collectif ne va pas de soi : il y a un monde entre « constitutions privées » et constitutions publiques.

Se contraindre soi-même, explique le philosophe, est acceptable parce que c'est « l'individu aujourd'hui » qui contraint « l'individu demain ». Une constitution publique, comme les statuts de la BCE, est d'un ordre tout à fait différent : les individus aujourd'hui contraignent d'autres individus aujourd'hui et tous les individus demain. Or, comme le dit Elster, « aucun groupe ne peut prétendre incarner l'intérêt général. Le corps social n'a ni moi ni surmoi ». C'est pourquoi les constitutions économiques doivent pouvoir être révisées.

Un problème supplémentaire tient à ce que l'avenir économique n'est pas seulement difficile à déchiffrer mais incalculable, comme le montre bien la crise actuelle. Une constitution économique doit donc, non pas se poser la question de la complexité mais celle de l'indétermination, c'est-à-dire de l'incertitude au sens de Knight19. [End Page 106] Comme le note King20, « le coeur du problème posé à la politique monétaire est l'incertitude quant aux décisions collectives à venir qui résulte de l'impossibilité et du caractère non-désirable du fait de soumettre nos successeurs à une politique monétaire donnée ». Pouvoir réviser les règles d'une constitution économique est donc de la première importance démocratique. Kydland et Prescott21 mettent sur ce point l'accent, pour conjurer le risque d'incohérence temporelle, sur la nécessité de développer des « arrangements institutionnels qui rendent long et difficile de changer les règles sauf dans les cas d'urgence ». Mais comment faire lorsque les règles apparaissent mauvaises à l'usage ou simplement moins optimales que d'autres ? C'est là qu'une constitution économique doit faire preuve de flexibilité. Et c'est là que l'échec européen dans la crise globale a été le plus patent.

On peut distinguer les différents niveaux de la réponse européenne pour tenter de montrer à chaque fois en quoi cette réponse a révélé les faiblesses institutionnelles européennes dont on vient de tracer les contours historiques et philosophiques.

La réponse monétaire européenne, d'abord, a été paradoxale. La Banque centrale européenne a, au déclenchement de la crise, réagi de manière exemplaire, en injectant massivement des liquidités sur les marchés interbancaires dès le 9 août 2007, alors même que la Banque d'Angleterre par exemple refusait d'intervenir. En première analyse, la BCE paraît donc avoir surmonté la prudence qu'elle a héritée de la Bundesbank. Mais le paradoxe de la réponse européenne tient au fait que la BCE, si elle a été la première à réagir en termes d'injections de liquidités, a attendu près d'un an et demi pour réagir en termes de baisse de taux d'intérêt, contrairement à la Réserve Fédérale américaine. Au contraire, en pleine crise, la BCE a choisi en juillet 2008 d'augmenter ses taux d'intérêt pour contrecarrer une menace inflationniste qui s'est vite dégonflée sous l'effet de la récession. Du coup, l'action des deux premières banques centrales de la planète, la BCE et la Réserve Fédérale, n'ont été coordonnées qu'à l'automne 2008, contrairement à la situation qui avait suivi le 11 septembre 2001, leur action commune étant alors intervenue quelques jours après seulement.

Le parallèle avec le contexte économique de 2001 s'avère d'ailleurs particulièrement éclairant pour comprendre l'inertie de la politique [End Page 107] monétaire européenne. En effet, la BCE avait attendu pour agir que le pire soit certain en termes de baisse de l'activité plutôt que de la prévenir, tandis que la Réserve Fédérale avait baissé ses taux d'intérêt sans délai et vigoureusement. Le même scénario s'est reproduit entre l'automne 2007 et l'automne 2008. Du fait de cette rapidité d'action, il n'aura fallu qu'à peine un an aux Etats-Unis après la récession de 2001 pour passer de la récession à une croissance forte, alors que la zone euro aura mis cinq ans à se remettre pleinement de sa déconfiture économique.

En fait, la crise globale a démontré une nouvelle fois que la politique monétaire doit prendre en considération tous les chocs qui affectent l'économie, parmi lesquels un choc financier est un des plus préoccupants dans la mesure où il peut annoncer un changement, voire un renversement, des anticipations sur l'économie réelle. Les banques centrales ont donc un rôle beaucoup plus important en matière d'anticipations que généralement admis : qu'elles le veuillent ou non, elles gouvernent les anticipations d'inflation et de croissance et de ce point de vue la BCE, concentrée sur son objectif prioritaire de stabilité des prix, est mal équipée par rapport à la Réserve fédérale.

A l'inverse de la réponse monétaire, la réponse réglementaire européenne a d'emblée pris mauvaise tournure pour qu'ensuite, sous la pression des événements, la situation se rétablisse. Dès l'été 2007, il est apparu que de très grandes banques européennes étaient, à l'image de leurs homologues d'outre-Atlantique, impliquées sur des marchés d'actifs douteux en voie d'effondrement et, dès lors, sous le coup de pertes abyssales. Les responsables de l'Union européenne auraient alors logiquement dû proposer un plan commun d'action. C'est au contraire le réflexe national qui a prévalu, chaque Etat ajoutant à la surenchère dans une course à la garantie des dépôts bancaires. Devant la position de l'Irlande visant à instituer unilatéralement une garantie illimitée des dépôts au début de l'automne 2008, le Conseil a été contraint de mettre le sujet à l'ordre du jour et les Etats membres sont finalement parvenus à une position commune. Mais la question du sauvetage des banques n'étaient pas encore à l'agenda.

Ce n'est qu'à la mi-octobre 2008, sous présidence française de l'Union européenne et après plusieurs échecs, que le sommet de l'Elysée a abouti, sous les auspices britanniques, à la constitution d'une « boîte à outils » commune pour venir en aide au secteur [End Page 108] bancaire, chaque Etat membre conservant une large marge de manoeuvre dans la mise en place effective de l'éventail des mesures décidées de concert. Le paradoxe institutionnel fut que ce sommet enfin réussi réunissait l'Eurogroupe au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement, institution qui n'existe pas dans les traités européens.

La réponse budgétaire européenne est, à ce jour encore, la plus faible et la moins coordonnée de toutes. C'est pourtant, sans doute, l'élément le plus capital de l'arsenal des Etats membres confrontés comme partout dans le monde à un blocage des circuits monétaires du fait du climat de défiance généralisée régnant entre les établissements de crédit. Mais les efforts budgétaires européens sont bien loin du compte. Le plan de relance de la Commission européenne, présenté en décembre 2008, et finalement adopté en mars 2009, ne prévoit ainsi que 5 milliards d'euros de dépenses nouvelles pour l'année 2009. Les différents plans nationaux paraissent également sous-dimensionnés par rapport à l'ampleur de la crise, même si, il est vrai, l'Union européenne dispose de « stabilisateurs automatiques » plus développés que les Etats-Unis22.

Une importante ramification de la réponse budgétaire européenne tient à la dimension interne des effets de la crise globale sur l'Union, autrement dit à l'effet de cette crise sur les nouveaux Etats membres et à la solidarité que ce choc appelle en retour. Les nouveaux Etats membres, parce qu'il s'agit souvent de petites nations très ouvertes aux échanges internationaux et dont les secteurs bancaires sont fragiles, sont en effet en proie à une crise de taux de change et de balance courante d'une rare violence depuis l'automne 2008. Or, c'est le FMI qui a été appelé au chevet d'une solidarité européenne chancelante, pour venir en aide notamment à la Hongrie et à la Lettonie. Les Européens de l'Ouest ont en quelque sorte choisi d'externaliser leur solidarité budgétaire en préférant augmenter les ressources du FMI plutôt que de venir directement en aide à leurs voisins de l'Est.

Au total, l'Union européenne est d'autant plus durement frappée par la crise globale qu'elle n'y a répondu qu'avec retard, partiellement et souvent à reculons, ce qui a toutes les chances d'aggraver et de prolonger ses effets. En témoigne l'étonnant chassé-croisé des conjonctures économiques des deux côtés de l'Atlantique au cours de l'année 2008. Les Etats-Unis, partis de plus bas que l'UE et la zone [End Page 109] euro au premier trimestre de l'année en termes de croissance du PIB, enregistrent à la fin 2008 un excédent de croissance cumulée d'un point de pourcentage sur elles, la moitié de cet écart se creusant dans les trois derniers mois. Les prévisions pour 2009, du FMI comme de la Commission européenne, prolongent cette tendance : les Etats Unis, faisant feu de tout bois, seront plus dynamiques que l'Union européenne et la zone euro.

La thèse avancée ici pour expliquer cet écart est que la crise a frappé une zone économique paralysée par une culture économique davantage disciplinaire que coopérative dont les réflexes de gestion commune sont dès lors mal assurés. Le handicap que cette culture économique disciplinaire constitue ne s'illustre d'ailleurs pas seulement dans la réponse incertaine et décevante des Européens à la crise jusqu'ici, mais, plus largement, dans un bilan économique peu flatteur depuis les débuts de la convergence monétaire dans la première moitié des années 1990. Autrement dit, des indices existaient de ce que l'Europe économique manquait de bonnes institutions, et que ce manque était un handicap, y compris par « beau temps ». Ce bilan peut être établi en se concentrant sur la zone euro, coeur de l'Europe économique.

Dans un rapport dont le contenu a été insuffisamment débattu, la Commission européenne s'est ainsi essayée en mars 2008 à tirer un premier bilan des dix ans de l'euro. L'exercice se révèle cruel. En bref, depuis 1999, les pays de l'UE 15 qui ont décidé de s'en tenir à l'écart peuvent se prévaloir d'indicateurs nominaux (taux d'intérêt, d'inflation et finances publiques), soit équivalents soit meilleurs que les pays qui partagent la monnaie unique. Mais leurs performances réelles, celles qui importent vraiment (niveaux de vie, productivité du travail, chômage), sont nettement supérieures.

Creel et al. (2008)23 parviennent au même constat : certes, la croissance économique dans la zone euro est stable, mais elle est faible. Stabilité de l'inflation (hors chocs externes) et de la croissance sont supposées réduire l'incertitude attachée aux cycles économiques. Mais les performances réelles de la zone viennent accroître cette incertitude : le maintien de taux de chômage élevés pèsent sur les capacités budgétaires des Etats et confrontent sans cesse les économies européennes à des risques d'instabilité sociale ; la stagnation des niveaux de vie affaiblit la légitimité du projet européen. [End Page 110] En somme, en dix ans d'existence, la partie la plus intégrée de l'Europe économique, la zone euro, n'a pas réussi à devenir une région économique dynamique et prospère.

Confrontés au déficit structurel de croissance dans la zone euro et au manque de coordination de ses Etats dans la crise globale, les responsables européens se plaisent à répéter que celle-ci est dotée de bonnes institutions mais de mauvaises politiques, ce qui revient à dire qu'ils ont construit de bonnes règles de politique économique mais qu'ils sont incapables de les appliquer. Cette défense apparaît très fragile. Comme l'ont expliqué les économistes James Buchanan et Geoffrey Brennan, « les bons jeux dépendent de bonnes règles davantage que de bons joueurs ». La crise globale doit donc être l'occasion de remettre sur le métier les principes fondateurs de l'Europe économique, à commencer par ses finalités. Une façon de le faire pourrait être de réfléchir à ce que viserait une « Europe des biens publics ».

Une « Europe des biens publics »24 viserait en effet à concilier les deux réalités essentielles du projet européen : l'Etat-Nation et la souveraineté partagée. Dans un tel système pseudo-fédéral, la délibération politique doit porter sur les « biens publics européens » – c'est-à-dire ceux qui bénéficient à l'ensemble des populations européennes et non seulement à tel ou tel Etat membre –, les moyens de les produire et de les financer. Un exemple type de bien public européen est la défense : la totalité du « bien » défense profite pareillement à chaque citoyen, et le fait qu'il profite à l'un d'entre eux n'exclut en aucun cas les autres de son bénéfice.

Il existe quantité d'autres biens publics européens : la stabilité macroéconomique, le plein emploi, la cohésion territoriale, le progrès de la connaissance et de sa transmission, la protection de l'environnement, tant naturel qu'humain (qui préside à la notion de développement durable), la mobilité, l'indépendance énergétique et enfin, la cohésion nationale par l'intégration sociale au sein de chaque Etat membre, parce que c'est elle qui est la meilleure protection contre les risques de conflit à l'échelle du continent et préserve ainsi le bien public européen le plus précieux : la paix. La définition et la fourniture de « biens publics européens », c'est-à-dire l'explicitation et la réforme du projet politique qui sous-tend l'Europe économique, est autrement plus essentielle au bien-être des populations et à l'avenir de [End Page 111] l'idéal européen que le respect scrupuleux de critères doctrinaux de stabilité monétaire ou budgétaire, qui au mieux ne définissent que des objectifs intermédiaires, au pire empêchent que les objectifs finals ne soient atteints.

Mais le seul projet à cette date qui prétende apporter quelque modification que ce soit au gouvernement économique de l'Union européenne, le traité de Lisbonne, se présente hélas comme une réforme conservatrice de celui-ci, au double sens du terme. Il ne change pas l'architecture actuelle des institutions de politique économique et ne portera donc pas remède à ses graves lacunes. Mais il confirme aussi son orientation structurellement restrictive : il renforce l'indépendance de la BCE, y compris, par défaut, dans le domaine de la politique de change sans renforcer simultanément sa responsabilité et il durcit la discipline budgétaire sans ouvrir la voie à la coopération. Ce dernier point est particulièrement important.

En effet, le policy mix européen (la combinaison des politiques budgétaires et monétaire) consiste jusqu'à présent dans la simple juxtaposition d'une politique monétaire souvent restrictive, ou en tout cas trop peu accommodante (qui a tendance à allonger les récessions et à abréger les reprises), et de politiques budgétaires nationales qui, agrégées, sont excessivement expansionnistes, en tout cas dans les phases de reprise. Un meilleur dosage et une meilleure coordination des deux instruments, fixant collectivement les grandes orientations des politiques budgétaires et fiscales, évitant les stratégies nationales opportunistes et promouvant un dialogue véritable avec la BCE, permettraient certainement à la zone euro de bénéficier à la fois d'une croissance plus forte, de finances publiques plus saines et soutenables et de modèles sociaux plus faciles à réformer. Or, le projet de traité de Lisbonne ne traite aucune de ces questions.

Seul le versant punitif de l'imparfaite coordination européenne est renforcé : la Commission européenne pourra désormais adresser directement un avertissement à l'Etat qui dévierait des Grandes orientations de politique économique (GOPE) sans devoir passer par le Conseil. De plus, lorsque le Conseil décidera d'adresser des recommandations à un Etat, celui-ci ne prendra pas part au vote. De même, la fameuse procédure dite des « déficits excessifs » du Pacte de stabilité et de croissance sera durcie : là aussi, la Commission pourra court-circuiter le Conseil pour mettre en garde un Etat qu'elle jugerait [End Page 112] laxiste (ce qui ne manquera pas d'arriver…). Enfin, le Conseil se prononcera désormais sur l'existence d'un déficit excessif et sur le déclenchement de la procédure de sanction à la majorité ordinaire (représentant au moins 65 % de la population de la zone euro).

Le gouvernement économique européen – c'est-à-dire les institutions, les objectifs et les instruments de la zone monétaire régionale qui rassemble les pays partageant la monnaie unique européenne – avait été, on s'en souvient, réduit à la portion congrue dans les débats par ailleurs animés des sessions de la Convention sur l'avenir de l'Europe, puis lors de la Conférence intergouvernementale (CIG) de 2004. Ce qui apparaissait à l'époque comme une occasion manquée fait aujourd'hui figure de lourde faillite collective. Une zone monétaire sans politique économique cohérente est en réalité une collection de petits pays, qui sont mécaniquement incités à entrer en concurrence fiscale et sociale les uns avec les autres.

1929, 2009

Par sa soudaineté et sa violence, la crise globale a surpris jusqu'à ceux qui l'attendaient depuis longtemps. Le propos de cet article n'est donc pas de distribuer des blâmes en dénonçant l'aveuglement des uns ou l'incurie des autres, mais plutôt de proposer un diagnostic qui appelle des solutions précises : le rétablissement d'une certaine équité américaine ; l'instauration d'une véritable efficacité européenne. Force est de constater que jusqu'à présent ni les Etats-Unis, ni l'Union européenne ne se sont vraiment engagés dans ces voies de réforme.

Les deux sommets du G20, à New York en novembre 2008 et à Londres en avril 2009, ont plutôt été l'occasion pour les Etats-Unis et l'Union européenne de se renvoyer mutuellement la responsabilité de la crise. Les Européens, en dénonçant les errements et les fautes du Trésor américain, de la Réserve fédérale et de la Maison Blanche, ont exprimé leur colère devant ce qu'ils considèrent comme étant une crise importée et imposée à leurs sociétés et dont ils ne se sentent en rien responsables. Les Etats-Unis ont eu beau jeu de leur côté de dénoncer l'insuffisance de la réaction européenne et d'appeler à une véritable coordination mondiale des politiques économiques, en reléguant au second plan la question de la régulation financière mondiale et en renvoyant à plus tard la redistribution des cartes du pouvoir dans les institutions économiques internationales. Ces deux [End Page 113] positions antagoniques témoignent de ce que, des deux côtés de l'Atlantique, les leçons de l'histoire n'ont pas été assez méditées.

La Grande Dépression n'a-t-elle pas été dramatiquement aggravée par la précarité sociale des travailleurs américains qui perdaient leur emploi par millions, et dont seuls les premiers jalons de l'Etat-providence posés en 1934 ont contribué à atténuer l'effet économique néfaste ? L'Europe n'a-t-elle pas été touchée, tardivement mais terriblement, par la crise de 1929, qui a non seulement révélé ses faiblesses économiques, mais plus encore ses faiblesses morales ? L'Europe économique, qui n'existait pas dans les années 1930, doit devenir le laboratoire de la coopération internationale. L'administration Obama, qui est arrivée au pouvoir pour contrer la crise bien plus vite que l'administration Roosevelt, doit oeuvrer pour que les Etats-Unis, pour paraphraser la traduction d'André Maurois de la Gettysburg Address, renaissent à l'égalité.

Éloi Laurent

Éloi Laurent, Economiste au Centre de recherche en économie de Sciences Po Paris (OFCE).

Notes

1. Et plus précisément encore du 2 avril 2007, date de la faillite de la News Century Financial Corporation, entreprise américaine spécialisée dans le crédit hypothécaire.

2. Nous verrons ainsi dans la première partie de cet article que les pays émergents ont pris une part active dans le financement de l'insoutenable croissance américaine contemporaine.

3. Voir Jean-Paul Fitoussi et Éloi Laurent « Les errements de la confiance : la Fed et la BCE dans la crise », Lettre de l'OFCE, n° 289, 19 Septembre 2007.

4. L'expression est de Jean-Paul Fitoussi, La Démocratie et le marché, Grasset, 2004.

5. Finis Welch, « In Defense of Inequality », The American Economic Review, Vol. 89, n° 2, Papers and Proceedings of the One Hundred Eleventh Annual Meeting of the American Economic Association (mai, 1999), pp. 1-17.

6. On ne considère ici que les inégalités de revenu, qui ne sont bien entendu pas les seules à avoir augmenté aux Etats-Unis dans la période contemporaine. Pour un rapide aperçu d'autres types d'inégalités, voir Michèle Lamont et Éloi Laurent, « Le mal américain », Libération, 6 juillet 2006 et surtout J. S. Hacker, « Privatizing Risk without Privatizing the Welfare State: The Hidden Politics of Social Policy Retrenchment in the United States », American Political Science Review, 98, pp. 243-260, 2004.

7. Paul Krugman, « For Richer », New York Times Magazine, 20 octobre 2002.

8. Robert Gordon et Ian Dew-Becker, « Questions sans réponse à propos de l'augmentation des inégalités aux Etats-Unis », traduit par Gérard Cornilleau, Revue de l'OFCE, n° 102-25 ans, été 2007. [End Page 114]

9. Frank Levy, « Institutions and Income Inequality in 20'th Century America », The Bernie Saffran Lecture, Swarthmore College, November 15, 2007 et Frank Levy et Peter Temlin, « Institutions and Income Inequality in 20'th Century America », Industrial Performance Center MIT Working Paper Series, MIT-IPC-07-002, juin, 2007.

10. Voir notamment Larry Bartels, The Political Economy of the New Gilded Age, Princeton University Press, 2008.

11. Baker, D., « The Productivity to Paycheck Gap: What the Data Show », Washington, D.C.: Center for Economic and Policy Research, 2007. http://www.cepr.net/documents/publications/growth_failure_04_2007.pdf

12. Piketty, T. et E. Saez, Quarterly Journal of Economics, 118(1), 2003, pp. 139, données mises à jour accessibles à http://elsa.berkeley.edu/~saez/TabFig2005s.xls.

13. Voir notamment Dooley, Michael P., David Folkerts-Landau and Peter Garber. « The Revised Bretton Woods System », International Journal of Finance and Economics, 2004, v. 94, octobre, pp. 307-313.

14. C'est d'ailleurs le point commun le plus saillant entre la crise économique et la crise écologique, voir sur ce point Laurent (2009).

15. Discours rédigé avec l'aide de Jean Monnet et prononcé dans le salon de l'horloge du Quai d'Orsay (à Paris), dont la date de proclamation est devenue la « Journée de l'Europe » à la suite de la décision du Conseil européen de Milan (1985).

16. Voir en particulier Fitoussi, J-P., Le débat interdit : monnaie, Europe, pauvreté, Paris, Arléa, 1995. Et Fitoussi, J-P., La règle et le choix, Paris, Seuil, 2002.

17. Elster, J., Ulysses and the Sirens: Studies in rationality and irrationality, New York, Cambridge University Press, 1979.

18. Elster, J., Ulysses unbound–Studies in rationality, pre-commitment, and constraints, New York, Cambridge University Press, 2000.

19. Knight, F. H., Risk, Uncertainty and Profit, Boston & New York, Houghton Mifflin Company, 1921.

20. King, M., « The Institutions of Monetary Policy », Richard T. Ely Lecture. American Economic review AEA Papers & Proceedings, 94, pp. 1-13, 2004.

21. Kydland, F. E., et Prescott, E. C., « Rules Rather than Discretion: The Inconsistency of Optimal Plans », Journal of Political Economy, 85, pp. 473491, 1977.

22. La « stabilisation automatique » désigne l'ensemble des mécanismes institutionnels qui, indépendamment de toute action budgétaire discrétionnaire (c'est-à-dire une relance), réduisent mécaniquement l'impact des cycles économiques. C'est l'existence de cette « politique budgétaire incorporée » qui a été mise en avant par les Etats européens pour justifier la modestie de leur effort de relance budgétaire.

23. Voir Jérôme Creel, Jean-Paul Fitoussi, Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux, « La zone euro : une enfance difficile », Lettre de l'OFCE, n° 304 du 22/12/2008.

24. Voir Fitoussi, Laurent et Le Cacheux, « L'Europe des biens publics » in Fitoussi et Laurent France, « 2012–E-book de campagne à l'usage des citoyens », OFCE, avril 2007. http://www.ofce.sciences-po.fr/ebook.htm [End Page 115]

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