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  • Faire l’histoire de l’humanitaire
  • Axelle Brodiez and Bruno Dumons*

Ouvrir un tel dossier dans un numéro spécial du Mouvement Social prend acte de la transformation des paradigmes dominant nos sociétés contemporaines. Produit de plusieurs filiations historiographiques, l’histoire sociale a été nourrie depuis la fin du xixe siècle par les réflexions problématiques d’un monde intellectuel et militant désireux de collaborer à la résolution de la « question sociale », déclinée autour des qualificatifs « ouvrier » et « populaire » mais également, dans le cas français, à partir des modèles sociologiques de la charité leplaysienne ou du solidarisme durkheimien. Avec la crise des modèles nationaux et des États-Providence face aux phénomènes de globalisation et de mondialisation, les paradigmes se sont transformés. Les recherches de sciences sociales comme la société ont interrogé les manières de concevoir une gouvernance mondiale1. L’une des conséquences est la métamorphose partielle de la vieille « question sociale » en « question humanitaire ». Des catastrophes naturelles (tsunami de 2004), des crises alimentaires (famines au Niger en 2005), des conflits armés (massacres au Darfour en 2007) mais également des « fiascos » retentissants (Arche de Zoé en 2007) ne cessent d’illustrer ce nouveau paradigme « humanitaire » qui mobilise désormais les sociétés occidentales. Il y a là un sujet neuf que les sociologues et politistes ont commencé à défricher pour en faire un espace problématique reconnu. Le regard rétrospectif devient désormais une nécessité et des ouvrages récents d’acteurs, médecins ou avocats, invitent la communauté historienne à appréhender l’objet dans toute sa profondeur historique2.

Devenu un fait social majeur, largement médiatisé, fortement mobilisateur dans les nouvelles formes d’engagement et les masses financières qu’il suscite, l’humanitaire semblerait pour partie répondre à la crise que rencontre le champ du politique à la fin du xxe siècle. Il proposerait, en sus de l’empathie, des modes d’action concrets, rapides et accessibles, du simple don à l’engagement associatif de long terme ou à l’expatriation. Pour autant et paradoxalement, le phénomène reste pour le moins mal défini et méconnu. Son succès remonterait aux années 1970 ; il serait même un « héritage de 68 », puisant ses ressources idéologiques dans la [End Page 3] pensée libertaire et d’extrême gauche, à l’image de certaines de ses icônes dans le paysage français comme Rony Brauman ou Bernard Kouchner3. Alors qu’il désignait à l’origine la gestion des actes de secours envers les victimes de guerre, son sens s’est progressivement étendu, produisant une catégorie « attrape-tout » à connotation positive, pouvant désigner la moindre action de solidarité sur le territoire national comme à l’étranger. Il se confondrait avec l’histoire du xxe siècle.

Ses racines n’en puisent pas moins dans le terreau du siècle précédent. Les dictionnaires et encyclopédies mentionnent le terme comme un « néologisme » dont la définition se saisit mal. On le repère dans les discours philanthropiques du premier xixe siècle, évoquant l’essence de la fraternité et de l’universalité, signifiant d’abord ce qui vise au bien de l’humanité, pour ensuite adopter une qualification plus péjorative4. Vers 1873, Pierre Larousse ne connaît pour la langue française que l’adjectif et lui attribue des sources philosophiques proches de la pensée humaniste5. Le concept est déjà nébuleux : le lexicologue français est nourri par la littérature qui a usé de ce mot à connotation universaliste, durant le premier xixe siècle, pour justifier le combat en faveur de l’abolition de l’esclavage ; il n’ignore pas non plus le relais pris par la médiatisation des opérations militaires de Crimée en 1854, appelant des interventions d’urgence pour faire face à un désastre sanitaire ; enfin, il sait combien le succès que rencontre depuis 1862 le livre d’Henry Dunant sur les horreurs de la bataille de Solférino (1859) est à l’origine...

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