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60 ans après Auschwitz: histoire et mémoire Annette Wieviorka LE SOIXANTIÈME ANNIVERSAIRE DE L'OUVERTURE des camps d'Auschwitz a été marqué en France d'une façon exceptionnelle. Jours après jours, dès la rentrée de janvier 2005, les émissions de télévision se sont succédé, les hebdomadaires y ont consacré des dossiers, la radio des émissions spéciales. Les rayons des librairies se sont garnis de multiples livres. Au cœur de la commémoration, le survivant, le témoin. Chacun cherchait «son» déporté, celui dont il pourrait recueillir le récit, qui pourrait être interviewé. Les chaînes de télévision ont procédé à de véritables casting. De par mes travaux, ma longue fréquentation des anciens d'Auschwitz, et la publication de mon dernier livre, Auschwitz, soixante ans après, j'ai été souvent sollicitée par les journalistes pour les aider à trouver «le bon» témoin. Les témoins devaient pour ainsi dire passer une audition: celui-là ne convient pas: il est trop émotif; au contraire, cet autre est trop distancié par rapport à son histoire; trop connu; c'est très bien, il n'a jamais témoigné. Nous vivons bien encore et toujours à l'ère du témoin: l'événement historique est présent parce que ses contemporains sont parmi nous et peuvent en faire le récit. La mémoire de la Shoah serait menacée par la disparition prochaine des survivants a-t-il été affirmé de façon récurrente lors de cette commémoration. La mémoire du génocide des Juifs apparaît sous un jour paradoxal. Les institutions qui en ont la charge, du Mémorial de l'Holocauste à Washington à la fondation pour la mémoire de la Shoah à Paris, présidée par Simone Veil n'ont jamais été si nombreuses. Les mémoriaux ont fleuri par centaines de par le monde. Les récits des derniers survivants continuent à être recueillis ou publiés. Les programmes d'enseignement dans la plupart des pays intègrent le génocide des Juifs. Des chercheurs, grâce à l'ouverture des archives à l'Est, complètent un ensemble de travaux déjà abondants. La Shoah est aussi entrée dans notre imaginaire collectif et nombreuses sont les fictions littéraires ou cinématographiques qui la prennent pour thème, pour toile de fonds ou qui l'évoquent, et ce dans le monde entier. J. M. Coetzee, écrivain d'Afrique du Sud, prix Nobel de littérature, campe dans son roman Elisabeth Costeño, une écrivaine, passionaria de la lutte contre l'abattage des animaux, qu'elle compare sans cesse à Treblinka1. Dans le même temps, l'utilité même de cette mémoire est contestée de plus en plus bruyamment. Les comparaisons constantes brouillent, minorent, banalisent ce que fut la destruction des Juifs d'Europe. À notre époque où avoir été victime est un titre de gloire, mais aussi un motif 40 Fall 2005 Annette Wieviorka de demander reconnaissance aux «bourreaux», réparation symbolique ou matérielle, des associations toujours plus nombreuses empruntent à la mémoire du génocide des Juifs les cadres conceptuels et la sémantique. Ainsi en est-il des descendants d'esclaves, se constituant sur le modèle initié par Serge Klarsfeld, celui des Fils et filles de déportés juifs de France, en «Filles et fils de descendants d'esclaves» demandant en France qu'une journée de commémoration soit consacrée à ce «crime contre l'humanité», que la France reconnaisse sa «dette imprescriptible», ce qu'avait fait Jacques Chirac à l'égard des déportés morts dans les camps nazis dans son discours du 16 juillet 1995, lors de la commémoration de la grande rafle du VeI d'Hiv de juillet 1942. Ainsi serions-nous entrés dans un nouveau cycle, dans une quatrième phase de l'histoire de cette mémoire caractérisée tout à la fois par son institutionnalisation et par sa mise en cause. Ce passé dont on disait, après Nolte, qu'il ne voulait pas passer est peut-être en train de passer, avec...

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