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Meilcour ou le libertin «partagé» selon Crébillon fils Anne Deneys-Tünney Au N.M.S. club PUBLIÉ EN TROIS PARTIES SUCCESSIVES de 1736 à 1738, le roman de Crébillon fils Les Égarements du cœur et de l'esprit nous apparaît comme un des ouvrages qui, dans cette période de licence des mœurs sous le règne de Louis XV, a défini les principes à la fois formels, structurels et fantasmatiques de ce phénomène littéraire à l'époque encore relativement récent que nous appelons aujourd'hui le «roman libertin»1. La simplicit é, la linéarité de sa construction narrative centrée entièrement sur les divers apprentissages auxquels est soumis le héros, le jeune Meilcour, expliquent sans doute son succès. À quoi il faut ajouter l'effet de scandale que constitue à la dernière scène du roman l'espèce de «révélation» antith éologique et anti-hédoniste sur le vertige du «vide» de la chair—après le dépucelage de Meilcour par Madame de Lursay2. La nouveauté de cette œuvre consiste dans ce que Jean Sgard a très justement appelé une «révolution newtonienne» dans la représentation de l'amour. Ernest Sturm la caractérise excellemment d'une autre façon: «Crébillon renie toute métaphysique qui inhibe une réflexion candide sur l'imaginaire erotique, sur le divorce des sentiments et des sens, sur le rituel de la séduction»3. Cet «imaginaire erotique» scindé, dominé par un divorce entre les «sentiments et les sens» selon les termes d'Ernest Sturm, ainsi qu'entre 1'«ingénuité» de Meilcour et le savoir libertin de Versac (exposé dans le roman au cours de la longue leçon sur les «règles du monde») témoigne d'une difficulté, mise en scène par le roman lui-même, quant à l'unité du personnage de Meilcour, le «héros». C'est la question de cette difficile unification du héros autour d'un savoir et d'un désir stable—toujours problématique dans le récit des Égarements—que nous désirons aborder ici. La question plus générale étant de savoir si cette difficile unité du personnage dans son rapport concomitant au désir et au savoir du monde, est une caractéristique structurelle du roman libertin ou si elle est au contraire la marque, le génie propre de Crébillon. Dans la préface du roman, l'auteur définit le projet, la forme, et le plan projeté de ce roman: Vol. XLIII, No. 4 83 L'Esprit Créateur Ce livre n'étant que l'histoire de la vie privée, des travers et des retours d'un homme de condition [...] On verra dans ces Mémoires un homme tel qu'ils sont presque tous dans une extrême jeunesse, simple d'abord et sans art, et ne connaissant pas encore le monde où il est obligé de vivre. La première et la deuxième partie roulent sur cette ignorance et sur ses premiers amours. C'est dans les suivantes, un homme plein de fausses idées, et pétri de ridicules et qui y est moins entraîné encore par lui-même que par des personnes intéressées à lui corrompre le cœur et l'esprit. On le verra enfin dans les dernières, rendu à lui-même, devoir toutes ses vertus à une femme estimable. (44) Le genre relativement objectif (en théorie du moins) des mémoires étant déplacé vers l'histoire privée d'un sujet, sont annoncées trois étapes dans cette formation du héros: 1) dans les deux premières parties du roman c'est la double ignorance du monde et des amours qui caractérise le héros; 2) dans les parties suivantes, c'est un jeune homme corrompu de cœur et d'esprit, devenu un homme ridicule; 3) finalement, le héros sera rendu à lui-même et à la vertu par une «femme estimable». Ce programme annonce la formation d'une identit é qui passe pour le héros d'abord par une dépossession de...

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