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Espaces «incitatifs», de La Prison sans chagrin (1669) à La Petite maison (1763): Genèse et ambiguïtés d'un chronotope libertin Christophe Martin ON SAIT L'IMPORTANCE DES «HASARDS HEUREUX» dans l'erotique libertine: pour le héros libertin, il importe avant tout de savoir saisir Voccasion ou profiter du moment. Mais, même si les romanciers ne répugnent guère à multiplier les rencontres fortuites et les divines «surprises» (balancements d'escarpolette, «hasards du coin du feu», évanouissements opportuns, sommeils profonds ...), le séducteur n'en est pas toujours réduit à attendre qu'un hasard bienveillant lui procure l'une de ces circonstances favorables. Loin de toujours se borner à répondre passivement à la sollicitation des circonstances, il peut s'efforcer de créer artificiellement chez l'objet convoité cette «disposition des sens» particulière qui, selon le duc du Hasard du coin du feu, définit le moment2. En s'assurant, durant un laps de temps déterminé, une maîtrise aussi complète que possible sur l'environnement de l'objet dont il s'agit de faire la conquête, le libertin peut espérer induire chez ce dernier une passion, ou du moins un désir. C'est apparemment le cas, en particulier , de ces lieux au travers desquels le séducteur fait passer le corps désiré, en un parcours dont les différent sites (antichambres, cabinets, boudoirs, bosquets, salons de verdure, grottes ...) constituent autant d'épreuves pour la résistance de l'objet, et autant d'étapes dans le protocole d'une expérimentation. Dans ce type de configuration narrative, où le héros prend en charge la scénographie et le déroulement des événements, le libertin occupe une «fonction de régie» que le narrateur lui délègue au moins partiellement. À considérer que, «dans ses formes les plus caractéristiques, le jeu libertin comporte la nécessité d'inspirer [à l'autre] une passion dont on est soi-même à l'abri, et que l'on se donne en spectacle»1, une telle manipulation de l'espace et du temps nous introduit sans doute plus profondément que la topique des hasards heureux au cœur du fantasme libertin. Mais pour que ce chronotope puisse être désigné comme proprement libertin, il importe que le corps désiré ne soit pas seulement immergé dans un lieu qui inspire ou respire la volupté, ou dans un espace dont l'éloquence muette inviterait à l'amour; il faut que l'espace de la séduction acquière un véritable statut actanciel dans le récit et qu'il apparaisse comme un authentique lieu agissant*. Autrement dit, le «petit maître» doit savoir profiter non pas seulement de la commodité des lieux et 16 Winter 2003 Martin des choses, ni même de leur valeur suggestive, mais du pouvoir proprement «incitatif» d'objets favorisant, de façon quasi mécanique, la manifestation impérieuse du désir5. Une fois définie la configuration idéaltypique de ce chronotope libertin par excellence qu'est la traversée bouleversante d'un espace incitatif, encore fautil en examiner les actualisations concrètes dans le champ romanesque des XVIIe et XVIIIe siècles. On s'interrogera d'abord sur sa genèse, moyen peut- être d'en mieux cerner les traits constitutifs et les ambiguïtés. On pourrait être tenté d'en découvrir une première occurrence dès 1669, à la fin d'un roman anonyme intitulé La Prison sans chagrin, dans une histoire galante qui, à bien des égards, préfigure le scénario exemplaire de La Petite maison de Bastide, sur lequel nous aurons évidemment à revenir6. Le héros, Licenin, cumule, en effet, un certain nombre de traits topiques de la figure du libertin: «jamais homme n'aima plus les plaisirs que Licenin, et [...] jamais personne ne mena une vie plus voluptueuse que lui, il avait plusieurs maisons à la campagne, où sa magnificence éclatait, et où il satisfaisait ses passions»7. Surtout, on retrouve dans ce récit à peu près toutes les caractéristiques énumérées par Henri Lafon pour définir ces «espaces raffinés et fonctionnels» qui abondent dans le...

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