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Autobiographie et cliché: L'image de l'Autre dans Le Premier Homme d'Albert Camus Mustapha Trabelsi BIEN QUE PEU ENCLIN à l'autobiographie et cultivant une morale de la pudeur et de la retenue dans ses textes de fiction1, Albert Camus fait entendre dans Le Premier Homme «un discours vrai sur l'extrême misère, l'illettrisme total, une surdité étendue à tout un foyer familial et en même temps, il fait affleurer les sources fraîches d'une enfance misérable et heureuse»2. Cette misère touche essentiellement les «immigrants d'origine espagnole que le narrateur désigne comme 'Algériens', sans jamais les confondre avec une population majoritairement arabe» (Lecarme 233). Pour les hommes qui s'y installent, l'Algérie est une terre sans passé, sans histoire3. Dans cette terre natale qu'il aime tant4, les Arabes, ce sont les autres, les Algériens, ce sont les siens et lui-même5! Le texte autobiographique camusien engage autrui, ce qui n'est pas sans incidence puisque le regard porté sur les acteurs de notre existence est évidemment subjectif. L'Arabe n'est plus saisi du dedans, mais comme le Français le voit. Il est défini à travers une représentation laconique et clichéisée qui rompt avec le lyrisme de la pauvreté qui émerge quand il s'agit de parler de soi et des siens6. Dans une narration rétrospective à la troisième personne, le narrateur se livre dans ce roman des origines à une exploration de soi et raconte les instants privilégiés qu'Albert Camus, masqué derrière le pseudonyme de Jacques Vingtras, a vécus: évocation de l'atelier de tonnelier avec un oncle sourd-muet et de l'expérience du football des cours d'école et des terrains vagues, description de la partie de chasse dans la montagne et de la découverte du cinéma muet et des livres de bibliothèque populaire, rappel de l'été passé dans des bureaux nauséeux, pour rapporter quelque argent à une grand-mère tyrannique et non à une mère douce et silencieuse. Autant de scènes prégnantes et poétisées baignées de la lumière des premiers matins du monde et de l'aura d'un amour incomparable et mythifié entre un fils et une mère, garante de l'histoire des siens et du passé. Dans cette apologie de la maternité, dans ce poème nostalgique qui évoque la qualité d'un certain passé que l'écriture fait revivre, le lyrisme apparaît comme un mode de compréhension et d'expression de l'histoire d'un homme et des siens, qui dit à la fois l'amour, la beauté et le bonheur7. Vol. XLII, No. 4 85 L'Esprit Créateur Ces moments priviliégiés sont écrits à l'imparfait. Ce temps du passé qui se réfère indistinctement au temps de l'adulte et au temps de l'enfant crée le sentiment d'une proximité psychologique. Ce temps du souvenir produit une permanence de l'éphémère. Les êtres et les choses évoqués se figent dans la durée. Le passé qui raconte des instants heureux, vécus intensément, est constitu é de foyers rayonnants dans la vie du narrateur. Il s'y accroche et éprouve de la nostalgie et de la tendresse. Ainsi loin de traduire un passé se racontant tout seul, comme le passé simple, l'imparfait met les énoncés sous contrat subjectif . Il est, comme l'a bien noté Proust, à propos de Flaubert, un temps cruel qui présente «la vie comme quelque chose d'éphémère, qui au moment même où il retrace nos actions, les frappe d'illusion, les anéantit dans le passé»8. Mais à l'intérieur même du récit, le désir de faire vibrer le passé apparaît comme un enjeu qui dépasse la simple nostalgie et qui la contredit. Le rôle objectivant de la personne grammaticale «il»—voix postiche du «je»—se trouve infléchi et la prose camusienne se transfigure quand le narrateur écrit au nom des muets et des premiers hommes...

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