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Terre(s) du désir La Grande Beune ou l'écriture absolue Ivan Farron DÈS LA PARUTION de Vies minuscules en 1984 et malgré une audience confidentielle, Pierre Michon a été reconnu par ses pairs comme un écrivain important. En 1993 paraissait chez Verdier le recueil Compagnies de Pierre Michon où voisinaient, entre autres noms, ceux de Jean-Pierre Richard, Jacques Réda, Michel Deguy, Pierre Bergounioux, Christian Jambet, Pierre Pachet, Christian Bobin. La publication de Vies minuscules et de Rimbaud le fils dans la collection «Folio», plusieurs thèses en cours, des traductions récompensent à différents niveaux cette œuvre parmi les plus exigeantes de la littérature française contemporaine. Vies minuscules raconte huit existences, pour la plupart misérables, qui symbolisent à leur façon la problématique de l'écrivain, dont l'autobiographie se dessine en filigrane. La campagne creusoise fournit bien plus qu'un décor à ces vies embourbées, auxquelles Michon confère la dignité d'être dites, à l'aide d'une langue hyperclassique contrebalancée par des inflexions sauvages: quelque chose comme du Chateaubriand bouffonne. Tout en conservant ce système de narration décalée, les livres suivants de Michon interrogent le problème de l'origine de l'art. Pourquoi et comment se met-on à écrire, à peindre? Vie de Joseph Roulin, Maîtres et serviteurs, Le Roi du bois traitent des vies de quelques grands peintres—entre autres, Van Gogh, Goya, Watteau—le plus souvent à travers la perspective d'obscurs témoins: celle de Joseph Roulin, receveur de postes arlésien peint par Van Gogh ou encore d'un abbé mélancolique, modèle du Gilles. L'écart entretenu dans les Vies minuscules entre l'indignité du réfèrent et les apprêts du grand style est ainsi maintenu , mais avec une inversion des termes: la langue survoltée de Michon débusque l'indigne et l'inavouable dans des vies déjà promues au rang de my die. Même chose pour Rimbaud (Rimbaud le fils, 1991) examiné à travers ses impuissants rivaux et commentateurs. Quant aux Mythologies d'hiver, parues en 1997, elles s'aident d'une archive plus vaste: les vies apparemment insignifiantes d'amateurs de préhistoire, de prédicateurs médiévaux ou de saints oubliés fournissent à l'auteur un matériau qui s'élargit sans cesse. La Grande Beune, publiée chez Verdier en 1995 (après une première parution dans la N.R.F. en 1988, sous le titre de L'Origine du monde), peu étudiée jusqu'à présent, constitue Ia première—et encore unique—tentative de fiction 62 Summer 2002 Farron pure de Pierre Michon. Comme dans toute l'œuvre de Michon, l'évocation de la province et de la terre ne s'y réduit pas à un quelconque régionalisme litt éraire. A l'aide d'une langue à la forte densité poétique et symbolique, les manques et les désirs qui peuplent cet univers expriment un archaïsme universel , comme nous tenterons de le montrer à travers cette petite étude sur La Grande Beune. Un récit poétique? La trame de La Grande Beune est ténue, quasiment inexistante. En 1961, le narrateur, âgé de vingt ans, est affecté pour un premier poste d'instituteur à Castelnau, un village de Dordogne, proche des grottes de Lascaux. Sitôt arrivé dans cette province reculée, il tombe éperdument amoureux d'Yvonne, buraliste du village et mère de l'un des ses élèves, Bernard. Contrairement à ce qui se passerait dans une intrigue plus traditionnelle, il ne tentera nullement de séduire la callipyge qui lui vend journaux et cigarettes. La narration se concentre en effet sur le seul désir, dont elle transfigure l'inassouvissement en plénitude, par les appas d'une scansion rauque «comme le cri interminable mais coupé net, modulé, plein de larmes et d'invincibles désirs, qui fait venir de gorges nocturnes, enchaînées, curieusement libres, le mot honey dans les 'blues'» (23: nous citons d'après l'édition Verdier). Les étapes qui ponctuent le trajet du narrateur n'ont rien à voir avec la course d'obstacles épique, plus ou moins...

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