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"Un ciel ou une geôle": poétiques de la province en Suisse francophone (XXe siècle) Jérôme Meizoz "L'orgueil d'un homme né dans une petite culture est toujours blessé". —Emile-Marcel Cioran1 APARTTR DE SON EXPÉRIENCE roumaine, Cioran suggère dans cette exergue une loi plus générale de la géopolitique culturelle. La question en est: comment les créateurs issus de lieux dénués de traditions artistiques universellement connues, privés d'instances de reconnaissance et de diffusion à grande échelle, peuvent-ils postuler malgré tout à l'universel par leurs œuvres? Les petites cultures peuvent-elles produire de grandes œuvres? Comment assument-elles ce handicap institutionnel? En rejetant leur lieu comme régional ou particulier, amputé de toute valeur générale? Ou au contraire, en niant l'idée même de tension vers l'universel pour magnifier le particularisme de leur situation? La question devient concrète à travers une remarque de l'écrivain suisse francophone Maurice Chappaz (né en 1916). Dans son autobiographie, L'Apprentissage , il note: "Eluard né et demeuré en Suisse n'aurait jamais été connu en France"2. Une telle remarque semble relever d'abord d'une comparaison envieuse et attristée, que les Suisses francophones au vu de leur difficultés à diffuser leurs œuvres hors du pays, ressassent souvent. Jacques Chessex, autre helvète, lauréat du prix Goncourt pour L'Ogre (Grasset, 1973), notait récemment : "Il n'y aurait pas eu de chanson moderne, ni même contemporaine, si Charles Trenet était né à Vevey"3. Néanmoins, un constat pertinent se dégage au-delà de l'amertume: la reconnaissance d'une œuvre est tributaire non seulement d'une quelconque valeur intrinsèque toujours déjà présente, mais de la circulation de l'œuvre elle-même, et de son inscription au cœur d'un espace littéraire aux instances de valorisation efficaces. Autrement dit, il faut situer la reconnaissance des œuvres non pas seulement dans le jugement de goût de la critique, mais dans une géopolitique de la valeur littéraire. Celle-ci, comme l'a montré Pascale Casanova4, est inégalement répartie, certaines nations cumulant historiquement le prestige culturel et la prétention à l'universel, à la défaveur de certaines régions ou "provinces". La difficile reconnaissance littéraire des écrivains de Suisse romande a été thématisée dès le début du XXe siècle par C. F. Ramuz (1878-1947), qui Vol. XLII, No. 2 43 L'Esprit Créateur décrivait la situation littéraire de sa région comme celle d'une "province qui n'en est pas une"5. Πy a péril qu'une œuvre de grande valeur, née dans un espace littéraire marginalisé, demeure inconnue voire disparaisse faute d'une sanction publique. La douleur de ce constat traverse tout l'essai de Ramuz intitulé significativement Besoin de grandeur (1937). Elle refait surface lors de la remise de la Bourse Goncourt de la nouvelle 1975 à S. Corinna Bille (pour La Demoiselle sauvage, Gallimard), quand Armand Lanoux félicite l'écrivaine de sa "lutte pour la francophonie". Et celle-ci de répondre: "Je peux vous comprendre, parce que moi aussi j'ai souffert , dis-je. Je sais ce que c'est"6. L'époux de Bille, Chappaz, ne s'affaisse pas pour autant dans l'amertume. Pour lui, une telle barrière n'est pas sans incitations . A la suite de sa déclaration précédemment commentée, il ajoute alors: "Il faut un ici avec son ambiguïté qui nous pince. Suisse romande: un ciel et une geôle" (34). Partir de ce qui est désigné comme "province" au sens large et stigmatisant du mot, pour poser la question de la reconnaissance et de la postulation à l'universel, tel sera l'objet de cette petite enquête diachronique. Elle va porter sur la figuration, dans les motifs et les formes des œuvres, de cette tension commune à bien des écrivains "de l'extrême périphérie du domaine français", selon l'expression de Jean Starobinski7. Comment et à quelles conditions le "décalage...

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