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Le Khâgneux et le Limousin: Pierre Bergounioux Pierre d'Almeida Pour Véronique et François I L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR FRANÇAIS présente cette particularit é (ou cette bizarrerie?), qu'y coexistent tant bien que mal les universit és, ouvertes à tous les bacheliers, et les «grandes écoles», sélectives , chargées de produire ce que Bourdieu a appelé la «Noblesse d'État». On y accède par des concours, préparés dans des classes spéciales, justement dites «préparatoires», qui sont rattachées aux lycées et dont les professeurs forment une sorte d'aristocratie de l'enseignement secondaire. Eux-mêmes sont généralement, comme d'ailleurs nombre d'universitaires, d'anciens élèves desÉcolesnormalessupérieures,oudumoinsdes«taupes»etdes«khâgnes», ces vocables incongrus désignant communément des «classes préparatoires» aux noms officiels à peine moins énigmatiques: «mathématiques spéciales» et «première supérieure». Fondée en 1794 par la Convention, restituée par un décret impérial de 1808, l'École normale supérieure par excellence, celle de la rue d'Ulm, est devenue sous la IIIème République une institution prestigieuse, les anciens élèves de sa section littéraire et avec eux d'anciens «khâgneux» qui n'avaient pas «intégré», investissant Parlement et Ministères, Académie française et Collège de France. Normaliens, en effet, Jaurès et Blum, Herriot et Pompidou; normaliens Bergson, Raymond Aron, et Derrida, ou encore Péguy et Giraudoux , Sartre et Julien Gracq. Les années 1920-1960 furent ainsi pour les khâgnes une sorte d'âge d'or, et la khâgne a fini par prendre place parmi les «lieux de mémoire» de la nation française (Pierre Nora). Comment s'étonner dès lors, si le khâgneux, le normalien, est devenu un type littéraire? On peut dater assez précisément, des alentours de 1900, l'apparition du normalien (supérieur) dans le roman français: Jean-François Sirinelli évoque, dans Génération intellectuelle, les figures prototypiques de Paul Bouteiller (Barrés, Les Déracinés, 1897) et de Joseph Monneron (Bourget, L'Etape, 1902)'. Le premier est décrit comme «un produit pédagogique, un fils de la raison, étranger à nos habitudes traditionnelles, locales ou de famille, tout abstrait, et vraiment suspendu dans le vide»1; il a lui-même décidé de ses 12 Summer 2002 d'Almeida attaches; deux de ses élèves se feront assassins. Le second, fils de paysans ardéchois, n'est «arrivé, grâce aux concours, (qu') à se déclasser par le haut», et le roman raconte l'échouage de ses enfants. «On ne change pas de milieu et de classe sans que des troubles profonds se manifestent dans tout l'être», explique Bourget3. On n'insistera pas ici sur les thèses que prétendent illustrer ces deux romans, dont la communauté d'inspiration est éclatante (Bourget, qui avait fait paraître Le Disciple en 1889, est d'ailleurs le dédicataire de celui de Barrés). Il suffit de considérer le thème central du «déracinement», que l'Universit é exige, puisqu'elle «méprise et ignore les réalités les plus aisément tangibles» (Barrés 41)—l'Université, et singulièrement la khâgne et l'École normale supérieure, avec «la clôture presque monacale qu'elles supposent, la formation abstraite qu'elles proposent, le concours national, jacobin et centralisateur , dont elles sont à la fois la préparation et l'aboutissement»4. Dans les premières pages du roman de Barres, seul oppose à son maître une timide résistance le jeune Henri Gallant de Saint-Phlin, qui aux vaticinations hugoliennes de L'Hymne à la Terre ose préférer Les Géorgiques, et que «ses sens impressionnables», dès les vacances revenues, «livrent tout au bois, aux prairies, aux saisons»5... On se trouve là en présence d'un second type romanesque, tout opposé: celui du hobereau attaché à la terre, enraciné en elle, jusqu'à s'y enfoncer, se confondre avec l'herbe et les arbres. La littérature du temps en...

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