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Roland Barthes et «l'Algérie française» : être ou ne pas être Mounir Laouyen ROLAND BARTHES S'EST TOUJOURS REFUSÉ à faire de son discours une arme politique: le «biffeur de prédicats»1 accepte mal d'être «fiché», classé, enfermé dans un système idéologique. Il affectionne Yatopie comme état d'im-posture, au sens où Antoine Compagnon l'entend en parlant de Montaigne, c'est-à -dire l'instabilité ou l'absence de posture2. Son discours vise à effranger ou à troubler la sécurité trop linéaire de l'idéologie dominante, laquelle se définit essentiellement comme le lieu où le mouvement vital et créatif de la pensée se fige et s'immobilise à tout jamais. Marqué par cette non-assignation idéologique, son discours est celui d'une pensée frémissante qui refuse de se laisser gagner par le «cancer du militantisme politique» auquel Barthes reproche d'avoir «étouffé chez les intellectuels la perception de l'idéologique»3. C'est précisément au nom de cette déshérence idéologique qui lui est caractéristique qu'il s'emploie à tirer au jour le caractère autoritaire et manipulateur du discours politique. Dans son article «Sur un emploi du verbe être»4, il s'en prend à l'idéologie politique de «l'Algérie française» pour dévaloriser sa prise omnipotente. Face au problème algérien, le silence était devenu insupportable: se taire revenait à signer un pacte de complaisance avec la pensée régnante, avec la doxa5 gaulliste. C'est ce silence trop prolongé des intellectuels français, déjà dénoncé par Blanchot, Breton, Mascólo, Schuster et bien d'autres, que Barthes ne se fait pas faute de briser. Toutefois, comme pour atténuer la pente de l'engagement et du militantisme politique qu'il a toujours dédaignés6, Barthes ne s'attarde sur la guerre d'Algérie qu'au détour d'une réflexion sur le verbe «être», sur l'instrumentation totalitaire et abusive du langage à des fins politiques . La réflexion sur les valeurs pragmatiques de ce verbe suscite chez l'auteur une réaction épidermique contre le totalitarisme de l'idéologie gaulliste. Son discours sur la guerre d'Algérie est un discours parenthétique, incidentiel, mais éminemment incisif. Le problème algérien est encadré par une leçon de «grammaire ultra», mais pour un auteur qui affectionne particulièrement la marge, nous savons que l'essentiel est souvent mis entre parenthèse. Pour élucider le mensonge de «l'Algérie française», l'auteur privilégie le détour grammatical à l'attaque frontale et trop ostensive. Sans avoir l'intention de faire le jeu des pro- ou des anti-gaullistes, il se contente de refuser l'inacceptable, de Vol. XLI1No. 4 19 L'Esprit Créateur dénoncer l'hégémonie d'un discours hautement manipulateur, en sapant les fondements implicites et fallacieux de son intronisation triomphale. L'intérêt de Barthes pour la guerre d'Algérie ne doit pas être appréhendé comme un symptôme de militantisme politique, mais plutôt comme une volonté de produire «une distanciation sur tous les discours de maîtrise qui nous entourent»7. L'auteur se laisse approcher non par des affirmations, mais par un ensemble de refus8. Ce nomadisme intellectuel qui lui est caractéristique9 a pour vocation de conjurer l'enfermement rhétorique de la pensée et la glaciation sémantique du discours. Dès lors, l'on comprend son exaspération quant à l'usage totalitaire du verbe «être». Il reproche à ce verbe de substantiver, de cimenter la nature du rapport entre qualifié et qualifiant, de transformer une association incidente en association nécessaire pour reprendre les catégories aristotéliciennes: «l'Algérie est française» tout comme «le cheval est courant» (O.e. 811). Le verbe «être» décrète pour le cheval l'impossibilité d'échapper à la fonction qui lui est assignée (la course). La doxa politique applique le même déterminisme naturel à «l'Algérie française». Par un abus de langage, ce verbe annule la fameuse dichotomie kantienne...

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