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Voix embrigadées? Paroles féminines dans la Grande Guerre Luc Rassort Elle pouvait, contrainte, subir la règle des hommes. Elle ne l'accepterait jamais dans la part essentielle de son être. —Joseph Kessel, V Equipage AYANT FAIT SES ADIEUX à sa maîtresse, l'aspirant Jean Herbillon installé dans le train qui le mène au front laisse errer ses regards sur le paysage: "Par la même fenêtre où s'était encadrée la claire figure de Denise, il apercevait le front ténébreux et secret"1. Nous savions depuis longtemps que le roman est un miroir que l'on promène le long d'une route. La fenêtre du récit de guerre sur laquelle ouvre L'Equipage, se focalise sur deux objets: la guerre, mais aussi, et c'est moins banal dans le contexte historique donné, la femme. Car les femmes ne font guère partie du personnel romanesque des Croix de bois, d'Orages d'acier, ou à 'A l'ouest rien de nouveau . Kessel, pour sa part, ne refuse pas d'attribuer d'entrée de jeu un même degré de visibilité à la femme et à la guerre. Certes, la femme n'est toujours ici que l'objet d'une perception. La femme n'est pas, traditionnellement, sujet de la guerre et la Première Guerre mondiale ne fait pas exception à la règle2. Ceci dit, les femmes ne sont pas entièrement absentes des récits de la Grande Guerre, même si elles ne sont appelées qu'à y jouer un rôle subalterne, et à l'occasion elles y accèdent à la parole. Leur voix, certes, n'est jamais dominante, mais elle entre en conversation, en confrontation, avec d'autres paroles—celles des hommes, celles de la guerre. Les infirmières dans La peur de Gabriel Chevallier, les prostituées dans A l'ouest rien de nouveau, la femme adultère dans L'Equipage, l'épouse fidèle dans Le Feu, la mère éplorée mais vaniteuse dans La Comédie de Charleroi, voilà quelques figures de femmes qui traversent les récits de la Grande Guerre. Nous voudrions poser ici la question de la voix féminine dans le contexte de 1914-18, à partir de quelques récits—français, espagnols, américains—écrits par des hommes. Il s'agira d'évaluer la mesure dans laquelle la parole féminine filtrée par le discours mâle est une parole enrégimentée, tout en restant sensible à ce qui se propose, au sein même d'une parole détournée, comme désaveu du récit de guerre traditionnel, c'est-à -dire, masculin. Femmes décalées. La femme n'est pas à la hauteur de l'événement. Voilà un premier constat que dressent un certain nombre de récits de guerre. Vol. XL, No. 2 9 L'Esprit Créateur Prenons pour commencer La Guerre, madame...(1916) de Paul Géraldy, une plaquette qui connut un grand succès, peut-être parce que son titre promet la traduction de la réalité masculine de la guerre en termes féminins. Fabienne est le prototype de la femme que les circonstances tragiques n'invitent pas à abandonner son comportement frivole. Se plaignant, face au caporal Maurice Vernier revenu des tranchées, de son anémie, de l'ennui du Paris en guerre, de sa voiture réquisitionnée, de l'absence des couturiers mobilisés—"on ne peut plus s'habiller'"—, elle suscite l'indignation du narrateur: "Tu es femme et (...) l'événement actuel te dépasse. Mais que tu sois restée la même, tout de même, cela me révolte un peu" (30). Dans Un monstruo, une nouvelle de l'écrivain espagnol Vicente Blasco Ibaftez", la protagoniste, apprenant que son mari a été blessé, s'imagine la belle blessure prestigieuse qui lui permettra d'exhiber son officier dans les rues de Paris. Confrontée à la réalité—son mari n'est plus qu'un tronc—, il ne reste à la femme superficielle que la fuite. Tant il est vrai que la femme, incapable de jauger l'horreur de l'événement, est décal...

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