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Ecriture de l'errance/ Errance de récriture chez Bonnefoy Gérard Gasarian COMMENT JE N'AI PAS ÉCRIT certains de mes livres, tel pourrait s'intituler LΆrrière-pays, récit d'aventures dont le récit a tourné court et s'est perdu dans les sables, sables du destin que la main du poète, par deux fois1, a laissé couler entre ses doigts, n'a pu retenir dans les mots. "Par la faille de l'écriture"2, la vie s'est échappée, a coulé du "coquillage précieux"3 qui tentait de lui donner forme, intelligible et belle. Une première fois, dans un récit qui devait s'intituler Le Voyageur, Bonnefoy manque son destin en perdant sa personne, en "se" prêtant la forme impersonnelle d'un "il". Ainsi aliéné, il erre vainement vers le vrai lieu, ne rencontrant sur sa route qu'une "Sibylle"4 qui l'arrête et met fin du même coup au récit—non sans donner lieu à mille conjectures. Au nombre des scénarios envisagés pour clore ce récit avorté, il en est un qui contient en abyme la fin du voyage: parvenu devant une orangerie située en Toscane, le voyageur se sent touché— comme par la grâce—par ' Ία gardienne du lieu' ' qui incline vers lui son sourire, à la façon d'Anne (Marie) "penchée tournoyante"5 sur l'enfant Jésus dans le tableau de Léonard de Vinci: Sainte Anne, la vierge et l'enfant. Une deuxième fois, c'est en "historien" que Bonnefoy erre en quête d'un tableau figurant "un sentiment inconnu"6 dont il reste une photo. S'apercevant qu'il est en quête surtout d'un récit, qui se serait intitulé Un Sentiment inconnu, il renonce alors à son projet, au nom cette fois d'une présence directement sentie, sans médiation d'aucune figure, présence de la terre qu'il ne veut pas sacrifier à un "texte"7. En sacrifiant par deux fois son récit, Bonnefoy sauve la présence, il échappe au leurre d'un autre monde caché derrière celui-ci, comprenant que cet arrière-pays n'est qu'un piège du démon, "texte clos"8 destiné à lui faire perdre le "devenir" toujours "ouvert" de son être. Or il éprouve le besoin de célébrer sa victoire dans un récit qui risque de l'en frustrer. En nous rapportant des épisodes détruits, L'Arrière-pays les sauve de la destruction aux dépens de la présence, finalement sacrifiée par ce troisième récit qui, trouvant grâce aux yeux du poète, survit aux deux premiers. Pourquoi sacrifier le récit pour sauver la présence, si c'est pour la perdre à la Vol. XXXVI, No. 3 41 L'Esprit Créateur fin, en faisant le récit de ce salut? Pourquoi rendre compte par l'écriture de ce qu'on a sauvé de l'écriture? Pourquoi récrire ainsi ce qu'on a désécrit? Faisons cette première hypothèse que L'Arrière-pays est un texte ouvert, radicalement différent des "textes clos" dont il fait par deux fois le procès. C'est d'abord par sa forme que ce texte est ouvert, s'ouvrant d'emblée à autrui ou du moins à un texte d'autrui. Récit autobiographique d'une errance existentielle, L'Arrière-pays s'ouvre en effet, non sans surprise, sur un texte étranger qui a décidé, avant coup, de cette errance—comme si le poète avait été conduit malgré lui à chercher dans sa vie ce qu'il avait pressenti d'abord dans les mots d'un autre, comme si sa vie entière n'était qu'un songe issu d'une lecture première9. Ce texte inaugural est celui des Sables rouges, lu dans l'enfance par un poète qui, rétrospectivement, y voit son destin écrit, appelé à se dérouler sous le signe et la dictée de ce livre. Mais le destin de Bonnefoy, c'est aussi de faire sien...

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