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  • Travestissement discursif et discours utopique: Marivaux et les digressions de Marianne
  • Jean-Marc Kehrès

En 1721, Montesquieu publie ses Lettres persanes. Ce roman épistolaire met en scène, on s’en souvient, le périple vers la France de deux Persans, Usbek et Rica, qui, parvenus à Paris, se livrent dans leur correspondance à la critique des mœurs et institutions qu’ils découvrent. Alors qu’Usbek, qui a fui Ispahan par crainte de persécution politique, livre ses analyses dans des lettres s’adressant à des destinataires exclusivement masculins, ses femmes lui écrivent pour se plaindre de son absence et donner voix à leur passion et leurs désirs inassouvis. La correspondance des Lettres persanes s’articule sur une dichotomie entre les discours masculin et féminin opposant le politique au domestique, la raison à la passion, le public au privé.

Cette dichotomie est contestée par madame de Graffigny en 1747 dans ses Lettres d’une Péruvienne. Enlevée par des conquistadors espagnols peu avant son mariage, Zilia, princesse péruvienne, arrive en France après diverses péripéties. Sa correspondance témoigne de son évolution. Aux plaintes désespérées suscitées par l’absence de son fiancé, succèdent ainsi des réflexions ethnologiques marquées par un discours rationnel.1

Entre ces deux dates, c’est-à-dire 1721 et 1747, Marivaux publie La Vie de Marianne, roman épistolaire qui paraît en neuf épisodes de 1731 à 1741. Ce roman présente les Mémoires qu’une comtesse anonyme adresse à une marquise de ses amies. Les origines sociales de la comtesse, qui au moment de ses aventures porte le nom de Marianne, demeurent mystérieuses. Découverte alors qu’elle était enfant entre une aristocrate et sa domestique dans un carrosse accidenté, Marianne ne cesse d’affirmer tout au long de ses Mémoires qu’elle est bel et bien la fille de la première. Bien que l’héroïne de Marivaux relate [End Page 17] à neuf reprises les circonstances de sa découverte, chaque narration destinée à persuader les narrataires successifs concourt en fait à miner davantage toute certitude.2

On se rappelle les commentaires du “traducteur” des Lettres persanes à propos de la “chaîne secrète” qui relie les réflexions philosophiques, politiques et morales d’une part et le “roman” du sérail de l’autre:

[. . .] dans les romans ordinaires, les digressions ne peuvent être permises que lorsqu’elles forment elles-mêmes un nouveau roman. On n’y saurait mêler de raisonnements, parce qu’aucun des personnages n’y ayant été assemblé pour raisonner, cela choquerait le dessin et la nature de l’ouvrage. Mais, dans la forme de lettres, où les acteurs ne sont pas choisis, et où les sujets que l’on traite ne sont indépendants d’aucun dessein ou d’aucun plan formé, l’auteur s’est donné l’avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman; et de lier le tout par une chaîne secrète et, en quelque façon inconnue.3

À l’instar des Lettres persanes, La Vie de Marianne n’est pas un “roman ordinaire” de par les “raisonnements” qu’elle contient. Comme chez Monstesquieu, cette liberté est permise par une relation d’épistolarité qui joint d’une part récit romanesque et de l’autre philosophie, politique et morale en des passages dont il faut toutefois noter que leur auteur, l’héroïne de Marivaux, ne cesse de souligner la nature digressive.

Ces digressions confirment paradoxalement aux yeux de l’éditeur l’authenticité des lettres. La forme même des Mémoires de Marianne infirme en effet sa nature imaginaire car fruits de l’imagination, ils obéiraient aux règles du vraisemblable:

Ce qui est de vrai, c’est que si c’était une histoire simplement imaginée, il y a toute apparence qu’elle n’aurait pas la forme qu’elle a. Marianne n’y ferait ni de si longues ni de si fréquentes réflexions: il y aurait plus de faits, et moins de morale; en un mot, on se serait conformé au goût gén...

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