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  • Lectures ouvrières à Saint-Étienne-du-Rouvray, des années trente aux années quatre-vingt-dix
Nathalie Ponsard. – Lectures ouvrières à Saint-Étienne-du-Rouvray, des années trente aux années quatre-vingt-dix. Paris, L’Harmattan, 2007, 341 pages. « Logiques Sociales ».

L’ouvrage de Nathalie Ponsard (issu d’une thèse d’histoire sous la direction de Roger Chartier) complète la longue série des études des sciences sociales – histoire, sociologie, ethnologie – consacrées aux pratiques culturelles ouvrières et spécialement à la lecture, ici des textes d’informations sociales et politiques, des ouvrages romanesques et historiques. La définition du champ de l’étude et le choix de la méthode constituent une étape dans l’approfondissement d’un domaine de recherche essentiel pour l’histoire culturelle et l’anthropologie de l’activité symbolique. Il s’agit de l’étude clinique des comportements de lecteurs ouvriers, âgés semble-t-il de plus de cinquante ans. Étude clinique parce que fondée sur des entretiens approfondis avec les informateurs à propos de leur pratique de la lecture tout au long de leur vie. Étude clinique encore car ces lecteurs appartiennent à la société des habitants de Saint-Étienne-du-Rouvray, fortement structurée autour de l’économie de la papeterie et des chemins de fer, organisée idéologiquement et institutionnellement par le syndicalisme de la CGT et la direction communiste de la municipalité depuis 1959. Alors la création et le fonctionnement des bibliothèques municipales et de celles des comités d’entreprise peuvent s’évaluer à la réactivité, à la fidélité, aux écarts ou à l’indifférence des lecteurs à l’égard des réflexions théoriques et des objurgations des directions culturelles nationales. Étude clinique, enfin, sur le long terme qui prend en compte les transformations des approches théoriques, des modes de diffusion des œuvres avec, dans les trajectoires des vies des individus, l’intensité variable des engagements militants, la part revendiquée et construite des goûts, des plaisirs personnels et familiaux.

À la frontière de ces horizons d’étude, d’histoire des personnalités et de microhistoire locale, l’investigation concernant les représentations et la recherche d’informations sur la Seconde Guerre mondiale prend une valeur quasi expérimentale. En effet, cette guerre s’inscrit fortement dans la genèse de la personnalité de personnes âgées résidant en Normandie, elle appartient aussi à l’histoire comme à la légende des forces idéologiques dominantes de Saint-Étienne-du-Rouvray. Le travail mémoriel, les références historiques, la recherche des sources d’information, la confiance accordée à celles-ci, leur évaluation et leur critique, rendent compte du recours à la lecture et de son influence relative sur la construction d’une opinion, ce que l’auteur désigne par « processus d’appropriation ». L’étude croise les entretiens approfondis avec les lecteurs-ouvriers, l’histoire des institutions (bibliothèques, rubriques de la presse syndicale...), l’histoire de vie des personnages-phares (la fondatrice de la bibliothèque [End Page 84] Elsa Triolet), l’étude des stratégies didactiques de journalistes-fondateurs comme Pierre Gamarra. Le travail de mise en évidence de la politique culturelle de la municipalité de Saint-Étienne-du-Rouvray et de celle de ses comités d’entreprise est extrêmement complet. Les annexes sont abondantes et généreuses. Les conclusions de l’ouvrage sur l’efficacité incitative à la lecture de l’action politique et militante, l’intrusion du pluralisme des sources de l’information dans les années 1970, la constatation de l’hétérogénéité de l’univers littéraire des lecteurs, permettront de nuancer les représentations schématiques de la politique culturelle du PCF et de la CGT comme instrument d’un totalitarisme idéologique et de constater – surprise pour certains – l’existence d’une sociabilité ouvrière de la culture autour du livre. L’ouvrage et les procédures de travail qui y sont largement exposées en font un outil qui incite à poursuivre d’autres études, en variant peut-être les paramètres contextuels et en appliquant l’activité de recherche d’informations et de la jubilation de la connaissance à d’autres sources, celle des images fixes ou animées par exemple...

Trois regrets cependant. D’abord ceux de l’absence de référence aux Chômeurs de Marienthal de Paul Lazarsfeld, l’enquête fondatrice rééditée autrefois par Pierre Bourdieu, de l’absence également des apports de Joëlle Deniot dans son livre Ethnologie du décor en milieu ouvrier. Le bel ordinaire 5, quand l’auteur remarque ici la présence évocatrice des livres dans les maisons ouvrières. Enfin dans cette approche en profondeur, qu’en est-il de l’écriture, au-delà du « petit carnet » où l’on note ses impressions de lecture (p. 76), des poèmes que l’on souhaite publier ainsi qu’il est indiqué, des journaux intimes, du plaisir de mettre en mots ses raisons et ses émotions, ce qui vient avec le plaisir de lire ?

Au-delà de cette exploration de la lecture ouvrière, il reste à appréhender la lecture qui ressort de la culture technique, celle des textes juridiques qui appartient à la culture politique militante, le cheminement de la construction d’une érudition qui ne se confond pas avec celle de l’écrit menacé d’académisme, il reste à mettre en perspective une anthropologie de l’activité symbolique initiée par Jacques Rancière.

Footnotes

5. Paris, L’Harmattan, 1996.

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