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  • Amies mortelles : Autobiographie et résistance à la psychanalyse
  • Carole Allamand (bio)

Depuis les années quarante, l’écrivain penché sur son miroir y a souvent aperçu, nolens, volens, le visage de Freud. Bien des récits de soi, et non des moindres (ceux de Perec, Leiris, Queneau) sont issus de l’expérience du divan. Si de nombreux commentaires en attestent, il n’en est pas ou très peu qui mesurent la part du refus de s’allonger dans la pratique de l’autobiographie. Or de très grandes réussites du genre – signées entre autres par Sartre, Yourcenar, Robbe-Grillet, ou Romain Gary – le doivent en partie à leur résistance, voire leur aversion au freudisme. Le présent article voudrait montrer que la psychanalyse n’a pas fait qu’inspirer le champ autobiographique du XXe siècle : elle l’a aussi profondément divisé. Il se propose également, à travers une lecture minutieuse de cette animosité, de mettre au jour le désir inavoué de l’autobiographie.

La Troisième Humiliation

Avec ses deux voix, Enfance de Nathalie Sarraute illustre un comportement narratif partagé par tous les autobiographes que nous relirons : un dédoublement critique allant de l’aparté avec les « descendants actuels et futurs de Freud » (Robbe-Grillet) à l’anticipation ironique ou anxieuse de leurs observations, telle Marguerite Yourcenar s’inscrivant en faux, pour reprendre une expression dont elle abuse, contre toutes [End Page 777] les interprétations psychanalytiques de ses écrits1. L’hyperconscience est en effet de rigueur dans une maison que l’autobiographe, pour filer la métaphore freudienne, doit désormais partager avec quelqu’un d’autre. « Le moi n’est plus maître en sa propre demeure, » écrit Freud dans son analyse de la résistance rencontrée par son invention2. L’inconscient, autrement dit, exproprie le sujet, a fortiori l’autobiographe qui y perd son « je », se voit dépossédé de l’histoire de sa vie, déporté de sa factualité authentique, etc. Dans le sillage de Copernic et de Darwin, qui chacun à leur manière surent le remettre à sa place, la théorie freudienne impose à l’homme une « troisième humiliation »3.

Les écrivains qui m’intéressent ici ont tous récusé l’inconscient. L’opposition de Sartre, pour qui cette notion représente une absurdité à la fois épistémologique et éthique, demeure la plus connue, sinon la plus convaincante. La notion même de refoulement, explique-t-il, sous-tend une conscience capable d’effectuer le tri du matériel digne ou indigne de remonter à la surface, autant dire une connaissance de l’inconnaissable. Au plan de l’action, le postulat de l’inconscient, comme facteur déresponsabilisant, participe très précisément de la mauvaise foi contre laquelle l’existentialisme s’est constitué4. Pour Romain Gary et Marguerite Yourcenar, le concept d’inconscient est le produit d’une surinterprétation, d’une surestimation du vide participant d’un « obscur pressentiment religieux ». Avec Freud, poursuit Gary, « toute formulation trouve toujours un fond, [...] tout Signe trouve son Sens, [et] l’expression fait, en quelque sorte, naître la réalité de l’exprimé5. . . » Yourcenar conteste ainsi la réalité du [End Page 778] refoulement. « Des périodes insignifiantes avaient tout simplement glissé dans l’oubli », écrit-elle à propos des blancs relevés dans un journal de son père, et bien entendu aussi des siens. « Je sais que je contredis tous nos psychologues patentés pour qui tout oubli camoufle un secret : ces analystes sont comme nous tous : ils refusent de faire face au morne vide que contient plus ou moins toute vie. Que de journées qui n’ont pas mérité d’être vécues ! Que d’événements, de gens et de choses qui ne valaient pas qu’on s’en occupât, à plus forte raison qu’on s’en souvînt6 ! »

D’autres concepts tels que le souvenir écran, le roman familial ou la scène primitive sont autant de piques supplémentaires dans l’orgueil de l’autobiographe puisqu’ils compromettent les fondements mêmes du genre, en l’occurrence la mémoire et la r...

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