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  • Syracuse, ou le retour éternel du philosophe tyran
  • Jack I. Abecassis (bio)

Penser à Christian Delacampagne, à sa critique du philosophe dans son rapport à la vérité et au pouvoir, et finalement dans son rapport au jugement, c’est penser, encore une fois, à ces paradoxes qui minent tout rapport entre pensée conceptuelle et pratique historique ; paradoxes, dont le premier est le rapport symbiotique entre le philosophe et le tyran, rapport qui hante notre raison métaphysique et notre raison agissante (engagée) depuis Platon et Aristote, sans trêve aucune. Christian n’avait pas pu résoudre ces paradoxes, bien sûr. Mais il a su les pointer avec une persistance courageuse tant au niveau conceptuel qu’au niveau personnel, étant lui-même après tout un philosophe à la fois engagé et tourmenté par la déontologie de son engagement. Et, chemin faisant, sans s’effrayer, il a su heurter les idées du temps, celles qui sont devenues canoniques dans notre monde qui se veut séculaire, voire même libertaire ; ce monde qui sombre inéluctablement dans la pensée unique et dans un politiquement correct paralysant, sorte de suicide intellectuel collectif qui n’a eu de cesse de tourmenter Christian jusqu’aux derniers jours de sa vie1

Dans cet hommage à Christian, écho d’une conversation animée – notre dernière – je me limiterai à commenter deux chapitres particulièrement complexes. Le premier et le plus important « La Violence du concept » se trouve dans Le Philosophe et le tyran, histoire d’une illusion, tandis que le deuxième chapitre – critique sans pitié de Michel Foucault intitulée « La Guerre des races » – se trouve dans De l’indifférence, [End Page 715] essai sur la banalisation du mal2. Ces chapitres sont, comme on le verra, intrinsèquement liés l’un à l’autre.

Ayant fait dans Le Philosophe et le tyran l’historique des liens multiples entre philosophes et tyrans – dont il est inutile de dresser ici le tristebilan –, Christian se demande comment et pourquoi il y eut de tout temps, irrémédiablement, des philosophes dupes de la tyrannie, quand ils n’en furent pas des adorateurs tout court. C’est ici un moment décisif dans le parcours intellectuel de Christian Delacampagne ; c’est le moment où il refuse de se raconter des histoires sur les « dérives », « bavures » et « dérapages » commis par tant de philosophes. L’heure des balivernes lénifiantes est passée. Il faut se demander sérieusement la raison pour laquelle le philosophe et le tyran font si bon ménage. D’où vient qu’en matière de jugement le philosophe se soit si souvent trompé ? Et, puisque les philosophes se trompent si souvent, et ce depuis toujours, se peut-il que la faute soit à incomber au concept philosophique lui-même – au concept en tant que système – qui serait toujours en manque vis-à-vis du réel ? Ou, considérant le même problème via un autre angle d’attaque, demandons-nous s’il n’y a pas quelque chose dans le désir, voire dans le tempérament philosophique en soi, qui prédisposerait le philosophe à une adoration du pouvoir et à un recours à la violence.

Voici de manière préliminaire l’ensemble du diagnostique de la maladie philosophique selon Christian Delacampagne, car pour lui c’en est une, et des pires : la vraie subjectivité philosophique serait celle du délire paranoïaque né d’un ressentiment vis-à-vis du monde – ressentiment des forts (Nietzsche) conjugué avec des sentiments de surpuissance rhétorique résultant d’un surinvestissement dans le pouvoir du mot, de la réalité presque magique attribuée aux noms et aux concepts (Freud). Délire, parce que trop souvent le rapport entre mots et réel est fantasmatique. Paranoïaque, parce que tout ce qui dans le réel résiste au concept pur en doit être l’ennemi persécuteur. La pensée « pure » représenterait un surinvestissement dans le pouvoir d’un soi philosophique et dans le pouvoir, souvent imaginaire, du philosophe sur celui qui détient le pouvoir réel : prince, dictateur, technocrate. Telle est la psychogenèse de...

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