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  • "L'appareil à renverser le sens de la terreur"Bataille lecteur de Paulhan
  • Elisabeth Arnould-Bloomfield

Dans un texte sur Paulhan publié pour la première fois en 1976, Michel Beaujour décrit l'œuvre bataillienne, ses figures et son programme, comme le comble de la terreur moderne. "Bourreaux et victimes," dit-il, "la tauromachie, les baïonnettes, les barbelés, les sévices et les extases, nous donnent fictivement à jouir," "(leur) terreur est ce qui confère feu et flamme à notre vie d'encre." Et c'est pourquoi, ajoutet il, "il serait instructif d'analyser le déchirement de notre pensée, de nos émotions, entre les deux pôles—apollinien et dionysiaque—que l'on peut désigner par les deux noms de Paulhan et Bataille."1 Quelle que soit ici la pertinence de ce jugement critique—comme de l'analogie qu'il établit avec le dualisme esthétique de Nietzsche—il est fidèle à cette vulgate qui, à la suite principalement de Tel Quel, voit en Bataille un terroriste. Le contraste avec Paulhan, l'évocation d'un Bataille dionysiaque, celle d'une œuvre dont l'excès thématique et conceptuel s'oppose aux poétiques de son époque, voilà les lieux les plus communs de la lecture bataillienne. Celui-ci serait à la littérature du vingtième siècle ce que sont à l'apollinisme, les transgressions du dionysisme tragique.

Une telle lecture, au reste, est indéniable. Elle reflète ce qui fait, chez Bataille, plus qu'une imagerie ou un style d'écriture—le sacrifice figuré ou littéral de ses images—mais aussi l'économie dépensière de sa contestation générale des savoirs et des textes. L'œuvre bataillienne semble en tout et partout terroriste. Elle le paraît dans le dépouillement brutal de son écriture, dans le caractère inaugural de la position critique qu'elle prend par rapport aux écoles littéraires de son temps (le surréalisme) et dans ce programme a-poétique qui, depuis "l'hétérologie" jusqu'au dernier texte de L'Impossible, prétend [End Page 141] déchirer la poésie moderne dans l'expérience de son extase ou de son supplice.2 Elle l'est également en ceci: que ce projet anti-littéraire du non-savoir bataillien se pense moins peut-être comme un programme que comme une performance—celle, aura-t-on dit, de son écriture. L'écriture bataillienne, a-t-on encore affirmé, entend arracher à soi la littérature, séparer sa "pratique" textuelle des spéculations théoriques et métaphoriques de sa poésie. Sa "transgression" de soi par soi prétend à un suicide en acte de l'écriture, à un mourir toujours instant et qui, moyennant bien sûr une inversion de signe, est bien en effet symétrique de ce vécu expressif du langage que revendiquent les terroristes contemporains.

Que Bataille, sa critique et sa "pratique" de l'écriture, puissent être dit terroristes est donc difficilement contestable. Je crois pourtant qu'il faut se garder de charger ce portrait de Bataille en Dionysos comme de donner trop de crédit à cette dualité Bataille/Paulhan—terreur/rhétorique. Aucun des deux n'aurait souscrit à une opposition qui me paraît avoir été mise en place ou tout au moins durcie par la lecture de Tel Quel et sa théorie de "l'écriture transgressive." C'est à Tel Quel plus qu'à Bataille par exemple que l'on doit ce contraste tranché entre écriture pratique et théorie poétique, entre texte dépensier et rhétorique spéculative. Bataille lui-même fut loin de s'en tenir à de telles simplifications. Si l'on élargit l'analyse de ses rapports à la poésie jusqu'à inclure, non seulement les premiers textes hétérologiques mais aussi ceux plus tardifs de l'a-théologie, on s'aperçoit que Bataille s'y éloigne du schème sacrificiel de cette première période et qu'il en réécrit la transgression de la littérature dans un contexte critique tout différent.3L'Expérience intérieure n'y apparaît plus comme un prolongement ou...

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