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  • "Le Cerceau De Papier"Mémoire, Écriture et Circularité Dans Passion Simple Et Se Perdre d'Annie Ernaux
  • Emmanuelle Lacore-Martin

"Quand vais-je crever le cerceau de papier, vais-je vouloir traverser la douleur."

Se perdre

Annie Ernaux choisit de publier en 2001 dans Se perdre le journal intime de son année de passion avec un diplomate russe, liaison dont elle avait déjà fait le récit neuf ans plus tôt dans Passion simple. Ce texte fragmentaire, court récit rétrospectif à la première personne, n'est ni une fictionnalisation1 de la passion vécue, ni strictement un texte autobiographique.2 "Forme littéraire concertée," par opposition au "caractère informe," à la "vérité brute, instantanée, contradictoire" offerte par le journal publié dans Se Perdre, Passion simple est aussi une "projection dans le monde," une "quête," la recherche de ce qu'est une passion au travers de ses "signes matériels."3

L'auteur souligne que la publication de ce journal n'a donné lieu, en dépit de sa parution tardive, à aucune modification, sinon celle, purement matérielle, de la saisie du manuscrit sur ordinateur.4 Dans un entretien publié en 2002, Annie Ernaux est revenue sur les raisons qui l'ont amenée à la publication de ce journal, qui n'est en fait qu'un fragment du journal intime qu'elle n'a cessé de tenir depuis ses seize ans—c'est la passion, "avec son irruption et sa fin," qui est apparue à l'écrivain comme un élément structurant, donnant au fragment son autonomie à l'intérieur d'un texte non clos.

Délimité par les repères essentiellement chronologiques du début et de la fin d'une passion, le fragment de journal publié en regard du texte "concerté" de Passion Simple, permet, selon l'auteur, par la confrontation [End Page 179] d'une matière informe n'entrant pas dans le projet d'une œuvre, et d'une matière structurée au contraire par la cohérence d'un projet littéraire, de "faire bouger le sens et la cohérence" des deux textes.5 La publication a posteriori du texte du journal intime permet de relire le texte concerté de Passion simple à la lumière de ce qui avait été écrit avant lui, mais plus curieusement encore, la publication "à retardement" du texte du journal intime, fait aussi "bouger" ce texte plus ancien, à travers la nouveauté qu'il constitue paradoxalement pour le lecteur de Passion simple, par le simple fait de sa publication postérieure. C'est donc un mouvement dans les deux sens que cette publication tardive fait naître, circulation d'un texte à l'autre qui transcende tout aspect chronologique, qu'il soit intra ou extratextuel.

La longue litanie de ces entrées de journal écrites au jour le jour d'une passion vécue dans l'isolement et la douleur, et retranscrites à l'état brut, jette une lumière nouvelle sur le texte très concis de Passion simple qui cherchait à saisir, au-delà des éléments qui composent une histoire personnelle, l'essence de la passion amoureuse.

Paradoxale du point de vue de la chronologie, la publication, neuf ans après Passion simple, d'un journal contemporain des événements racontés dans ce premier récit, crée donc une perspective nouvelle capable d'enrichir la lecture des deux textes définis par l'auteur ellemême comme deux versions d'une même histoire.6 L'écrivain donne en effet à ses lecteurs la possibilité d'une lecture double, Se perdre pouvant être lu isolément en tant que journal d'une passion dont les affres ont été consignées minutieusement au fil des jours, ou bien parallèlement au texte précédemment publié. La publication de Se perdre offre ainsi au lecteur l'accès à deux niveaux de lecture: d'une part une lecture linéaire, attentive aux éléments narratifs et à la chronologie, et d'autre part une lecture en surimpression, qui placerait le texte de Passion simple à l'arrière-plan de celui du journal. Se perdre ouvre donc une perspective unique et fascinante sur le...

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