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  • Invisible, illisible, endeuillée:Madame de Lamartine en voyage en Orient
  • Lise Schreier

"Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes."

– Balzac, Eugénie Grandet

Le 10 mars 1898, la "Chronique Féministe" du journal La Fronde signale la publication par un confrère d'un article intitulé "Femmes d'écrivains." La rédactrice de la chronique joint à cette nouvelle quelques extraits du papier de son exaspérant collègue, un dénommé Adolphe Brisson. Le ton moqueur de la colonne dissimule mal l'amertume de son auteur. Les questions qui occupent Brisson tiennent en effet déjà de la vieille rengaine en cette fin de siècle:

Quelles qualités un homme de lettres doit-il demander à la femme qu'il épouse? Lui est-il plus avantageux d'unir sa vie à une savante ou à une simple créature qui borne sa sollicitude à s'occuper de sa maison et de ses enfants?

[. . .] Il arrive souvent que la femme est obligée de choisir. Ou bien elle se laisse absorber complètement par les besognes domestiques ou bien elle les néglige pour des matières plus délicates. Dans le premier cas, elle assure à son conjoint le repos matériel, la paix d'un foyer confortable et tranquille (et ces avantages ne sont pas à dédaigner), dans le second, elle lui procure un réconfort moral, une aide efficace qui peuvent lui être d'un grand secours. De quel côté sont réunies les meilleures chances d'un bonheur complet?

[. . .] Racine ne souffrit point du voisinage de sa femme qui était entièrement dénuée de ressources au point de vue intellectuel.

[. . .] Mais dans notre siècle agité, l'artiste a de plus rudes combats à soutenir, il est menacé par d'innombrables complications; ses nerfs sont tendus, son cerveau bouillonne. Il faut pour que sa félicité soit possible, que sa volonté soit soutenue par une affection intelligente sur laquelle il se puisse reposer. Il lui faut une amie qui sache, en de certaines circonstances, être un ami. [End Page 11]

On reconnaît ici nombre d'arguments misogynes bien classiques: impossibilité pour une femme de mener de front activités intellectuelles et bon maintien d'une maison;1 indiscutable supériorité des tâches masculines; obligation à l'épouse de se sacrifier pour son mari. La solution qu'offre Brisson n'aura sans doute guère satisfait l'équipe de La Fronde: pour que la femme soit vraiment utile à son littérateur de mari, énonce le plus sérieusement du monde notre journaliste, il faut qu'elle sache occasionnellement devenir un ami, c'est-à-dire. un homme.

C'est à ce genre de questionnement sur le rôle de l'épouse d'un grand homme et sur la façon dont est conçue et perçue sa féminité au dix-neuvième siècle qu'est consacrée cette étude; et c'est Marianne de Lamartine qui va nous permettre de donner la mesure de la complexité d'une telle position. Les difficultés que Brisson expose de façon quelque peu réductrice au détour d'un article de presse, la femme du poète de génie, de l'incontournable homme d'Etat, les a vécues dans la plus grande discrétion, avec l'abnégation que l'on attendait d'une femme de son temps. Marianne de Lamartine a fidèlement secondé son mari en toutes circonstances. Elle a non seulement été une épouse et une mère dévouée, une maîtresse de maison exemplaire, mais encore la secrétaire, la copiste, la traductrice, l'agent littéraire de son mari, quand elle n'a pas écrit des pages entières en son nom. Le travail était considérable; ni la maladie, ni le deuil n'ont ralenti une compagne au sens du devoir rien moins qu'extraordinaire. La mesure de sa contribution à l'œuvre de son époux n'a jamais été rendue publique: aujourd'hui encore, elle est minimisée, elle semble aller de soi. Or, nous allons voir, d'une part, que la collaboration de Marianne à l'œuvre lamartinienne a ét...

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