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  • "La mort justifie toujours les âmes sensibles":à propos de Delphine
  • Paul Pelckmans

Selon une très ancienne tradition (qui transcrit peut-être une expérience tout aussi ancienne, que nos morts comateuses nous ont fait quelque peu oublier), l'heure vraiment dernière serait souvent précédée d'un regain ultime. Germaine de Staël affirme à son tour que « la nature donne toujours [...] un instant de mieux avant la mort; c'est un dernier recueillement de toutes les forces, c'est l'heure de la prière ou des adieux ».1 La juxtaposition des deux termes—« prière » ou « adieux »—suggère certain équilibre des soucis eschatologique et relationnel, que la romancière, qui n'exprime aucune préférence pour l'un des deux registres, estimerait pareillement respectables.

Elle s'écarte ainsi d'un de ses grands modèles. Au dénouement de La Nouvelle Héloïse, Julie, pourtant fort pieuse, choisit explicitement de consacrer ses derniers jours à ses proches plutôt qu'à la prière. Choix surprenant et voulu tel par Jean-Jacques, qui le souligne de façon un peu didactique en aménageant tout un suspense: Wolmar, l'époux athée de Julie, est très surpris par son indifférence pour les rites de passage traditionnels et donc curieux d'en avoir l'explication: « Quoi! cette femme dévote qui, dans l'état de santé ne passe pas un jour sans se recueillir, qui fait un de ses plaisirs de la prière, n'a plus que deux jours à vivre, [End Page 133] elle se voit prête à paraître devant le juge redoutable; et au lieu de se préparer à ce moment terrible, au lieu de mettre ordre à sa conscience, elle s'amuse à parer sa chambre, à faire sa toilette, à causer avec ses mais, à égayer leurs repas. Et dans tous ses entretiens pas un seul mot de Dieu ni du salut! ».2 Il sera édifié, dans un sens inhabituel, à la faveur d'un long entretien de Julie avec son ministre, qui se montre assez éclairé pour approuver entièrement cette tranquille insouciance.

La page de Rousseau consonne, tel un ars moriendi d'accent inédit, avec une mutation majeure dans la longue histoire des attitudes devant la mort. Les artes traditionnels, on le sait, s'ordonnent essentiellement au souci du salut. Ils nous ramènent à un monde où la principale préoccupation près de chaque agonie concernait le sort à venir du moribond. Préoccupation plus que millénaire, aussi ancienne au moins que le christianisme, et qui se sera donc prêtée à bien des variations. Tout un haut moyen âge avait admis peu ou prou qu'il suffisait d'un enterrement ad sanctos, autrement dit en terre bénie, pour accéder pratiquement d'office au ciel. D'autres époques, plus inquiètes, appréhendaient au contraire que la dernière heure pouvait faire une différence décisive, sauver ou damner à jamais, ou, encore, n'en finissaient pas, autour du lit de mort ou par après, de multiplier les prières angoissées. On s'accordait de toute façon à estimer que la première question qui s'imposait près d'une agonie devait porter sur le sort à venir, le salut ou la damnation éternelles du mourant.

Au XVIIIe siècle, cette priorité immémoriale tend à s'effacer. Michel Vovelle, on s'en souvient, a commencé ses recherches sur la mort par une étude des testateurs de sa Provence natale, qui multiplient au XVIIe siècle les fondations pieuses et y renoncent massivement au XVIIIe siècle: le salut valait apparemment moins cher!3 Robert Favre constate de même que les liturgies impressionnantes de la pastorale baroque deviennent, un siècle plus tard, une cible privilégiée des Philosophes.4 Des angoisses [End Page 134] qui avaient pu paraître indéracinables semblent soudain moins lancinantes. Philippe Ariès ajoute pour sa part qu'on aurait tort d'interpréter ce retrait des anciennes inquiétudes comme une libération pure et simple. Les vieilles peurs, à l'en croire, se seraient surtout effacées au profit d'un nouveau souci, souvent tout...

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