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Reviewed by:
  • Cioran, un héroïsme à rebours
  • Patrick Bergeron
Sylvain David , Cioran, un héroïsme à rebours. Montréal, Les Pressses de l'Université de Montréal, coll. Espace littéraire, 341 p., 29,95$.

À l'origine de ce livre, qui propose une vaste traversée de l'œuvre française d'Emil Cioran, il y a une thèse de doctorat, «De l'inconvénient d'être moderne», présentée à l'Université du Québec à Montréal. La culture moderne a-t-elle pour action de rendre l'homme malheureux, ou du moins, d'exacerber son mal de vivre? Voilà l'interrogation mise au centre de cette stimulante étude, qui retrace également les articulations essentielles d'une redécouverte des grands récits traditionnels (religieux ou mythologiques) de l'Occident, à l'aune d'un des penseurs les plus originaux et les plus désabusés de la seconde moitié du XXe siècle. L'originalité de Cioran consiste notamment à avoir procédé à une relecture de l'Histoire à la lumière de ses potentiels désastreux, qui ne manquent pas, selon lui, de se réaliser au fil du temps. L'humanité serait née d'un déterminisme négatif dont résulte la seule certitude inaltérable: celle d'échouer, tant spirituellement que socialement.

Le livre de Sylvain David tente une approche «sociale» des écrits de Cioran. Cette ambition peut paraître incongrue au regard de l'asocialité revendiquée avec véhémence par l'écrivain, qui se qualifiait de «métaphysiquement étranger» (La tentation d'exister). Or, estime David, Cioran parvient paradoxalement à se réinscrire dans la collectivité du fait même de sa misanthropie; sa négativité accentue sa contemporanéité au lieu de l'en retrancher. Pour en rendre compte, David met à l'examen la notion d'un «héroïsme négatif».

Par «héroïsme négatif», David désigne un exercice patient de «penser contre soi», afin de dissoudre en soi-même toute trace laissée par les valeurs et les représentations circulant dans la communauté. La conscience négative atteint une dimension héroïque dans son obstination, voire son courage de continuer à vivre et écrire en dépit de la vision tragique du monde (le suicide, pour Cioran, ne consistait pas à mettre fin à ses jours, mais à ses nuits). La lucidité, exercée en toute liberté, compense l'appel au vide qui se fait entendre partout.

L'œ uvre française de Cioran est abordée dans une perspective méthodologique, on serait tenté de dire pédagogique, en trois temps, qui correspondent à autant de stades.

Dans «Un discours (a)social», David fait l'étude des liens entre écriture et désengagement à partir de Précis de décomposition (1949), Syllogismes de l'amertume (1952) et La tentation d'exister (1956). Dans cette période, Cioran aspirait à se dégager du monde, ou du besoin d'y agir, d'y participer, en discréditant les principales manières de le signifier, soient la parole et la pensée. C'est ce qui expliquerait sa vision de l'univers marquée du sceau du déclin et de la décadence. La section [End Page 631] suivante, «De l'histoire de la fin à la fin de l'histoire», comprend une analyse de la dynamique intellectuelle de Cioran, où la seule limite d'une négation semble être une négation plus grande, à partir du «massif intérieur», selon une expression de Michel Jarrety, formé par les ouvrages Histoire et utopie (1960), La chute dans le temps (1964) et Le mauvais démiurge (1969). La dernière section, «Une autobiographie sans événements», examine la manière du «dernier» Cioran, qui se détournait de plus en plus de la philosophie au profit des petits faits du quotidien, dans De l'inconvénient d'être né (1973), Écartèlement (1979), Exercices d'admiration (1986) et Aveux et anathèmes (1987).

Du Précis de décomposition aux Aveux et anathèmes, à travers de significatifs repositionnements de pensée ou de style chez Cioran, David montre comment celui-ci aboutit à susciter sa propre désagrégation et à retourner contre...

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