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  • Les Aventures de Harry Dickson. Scénario de Frédéric de Towarnicki pour un film (non réalisé) par Alain Resnais
Les Aventures de Harry Dickson. Scénario de Frédéric de Towarnicki pour un film (non réalisé) par Alain Resnais. Nantes: Capricci, 2007. 376 pp., 29 ill.1

In memoriam Frédéric de Towarnicki

(1920–2008)

"L'impossible était d'instinct notre fil conducteur"

(Frédéric de Towarnicki, 41)

Harry Dickson est l'un de ces films "fantômes"2 "dont il est évident aujourd'hui qu'il aurait infléchi le destin du cinéma français" (Henri Langlois, 27). Le livre qui paraît aux éditions Capricci propose un [End Page 164] dossier très complet autour de la généalogie de ce projet mythique en en décrivant l'"errance subtile," en proposant un entretien fouillé avec son scénariste Frédéric de Towarnicki, avant de nous livrer le scénario complet ainsi que les poèmes ou "songs" qui auraient dÛ s'y insérer au tournage. L'ensemble est richement illustré de photographies des "repérages" effectués par Alain Resnais en Angleterre, en Écosse, et à New York entre 1948 et 1960, ainsi que des couvertures des fascicules des aventures du "Sherlock Holmes américain." Enfin, un bel article de Suzanne Liandrat-Guigues s'interroge sur "la grande ombre de Harry Dickson" portée sur l'oeuvre de Resnais.

"Une errance subtile"

La préhistoire des Aventures de Harry Dickson remonte à 1934, lorsque Renais achète son premier fascicule anonyme des aventures du détective. En 1941, il fait la rencontre à Nice de Towarnicki, poète et traducteur, avec qui il partage cette dilection pour "quelque chose d'insondable et d'abyssal" (34). Vers 1951–1952, après avoir effectué un premier voyage à Londres, Resnais rentre en contact avec le producteur Pierre Braunberger pour un projet qui n'aboutit pas. En 1956, dans un plan de Toute la mémoire du monde, court-métrage de Resnais sur la Bibliothèque Nationale, on découvre des exemplaires de Mandrake surmontés de deux fascicules de Harry Dickson. En 1958–1959, Resnais et Towarnicki décident de collaborer à un nouveau projet, qui serait produit par Anatole Dauman. Ils retrouvent la trace de l'auteur de Dickson, Jean Ray, qui mourra à la fin de l'année 1964. Le livre détaille le travail de Towarnicki jusqu'à la rédaction définitive du scénario, vers 1964–1965. Trop cher et trop long, le film ne sera jamais réalisé, le contexte politique de la Guerre Froide contribuant aussi, selon Towarnicki, à "discréditer le projet" (48).

Mythologies

En plein essor structuraliste, Towarnicki a recouru à une méthode structurale en commençant par élaborer un "dictionnaire des archétypes" (43) de l'univers dicksonien: cryptes, maison de Baker Street (à quelques numéros de celle de Sherlock Holmes), châteaux et manoirs, souterrains, salons rouges . . . On retiendra particulièrement l'obsession du grimage dans ce scénario-grimoire. L'acmé du travestissement est la scène, au début du premier acte, où Tom et [End Page 165] Dickson, dans une chambre mortuaire, se penchent sur deux cadavres qui ne sont autres que . . . leurs propres cadavres; et Dickson de commenter: "Souverainement bien maquillés!" (14).

Un mythe obsessionnel parcourt l'ensemble du scénario, celui de l'hydre. Comme le proclame Dickson (très grave):

L'hydre de la fable grecquen'avait que sept têtes, Mylord.La bande de l'Araignée, aujourd'hui, en a mille!

(97)

L'hydre renvoie à toute une mythologie de la femme criminelle, dont on peut apprécier la prégnance en observant le travail de montage des intrigues effectué par Towarnicki, qui se concentre sur trois histoires de Jean Ray, La Bande de l'Araignée, La Gorgone et Le Lit du Diable, fournissant la matière, respectivement, aux deuxième, troisième et quatrième acte du scénario qui en comporte cinq. Hormis les "Triomphes" de l'acte I, les quatre suivants ont pour titre un prénom de femme: "Georgette," "Euryale (la Gorgone)," "Rheina," et "Minerve." Towarnicki note que ces différentes femmes ne forment peutêtre qu'une suite de résurrections de la tueuse initiale, conformément au mythe de l'Hydre, avec en contrepoint la figure plus douce de Minerve, amoureuse de Dickson, membre du "club des Amazones" (5) qui réapparaît au début de chaque acte.

Un scénario operratique3

Un leitmotiv curieux parcourt le scénario, l'"insupportable rire de Peau-Rouge" (56) de Dickson, absent des récits de Ray. Mais les leitmotive se retrouvent dans les répliques mêmes, ainsi du "vous cherchez quelque chose, Harry Dickson?" (6) qui est repris en de multiples variations. Londres, puis les falaises de l'Angleterre, "sont trouées comme un gigantesque fromage de gruyère" (131). Towarnicki insiste dans l'entretien sur la courbe donnée au scénario par le découpage de Resnais, passant graduellement d'un prologue documentaire en couleurs à des scènes en noir et blanc mêlant musique,4 opéra et ballet, en un "paroxysme onirique" (39). Le superintendant de Scotland Yard Goodfield, dans le scénario, parle lui de "fantasmagorie" (131). Les fameuses "songs" auraient bien sÛr contribué à la dimension opératique. On ne peut que rêver à leur intervention plus ou moins erratique [End Page 166] pendant le tournage. Il y en trente en tout, qui vont de la "pancarte" brechtienne:

Prière de ne pas confondreHarry DicksonDétective privéAmi des humbles et des déshéritésAvec tous les flics de Londres

(348)

à la "complainte" de l'impossible:

Harry Dickson où est la cible ?Y a-t-il un commencement ?Finir même n'est pas possible

(349)

en passant par le "Chant de l'imaginaire"

Car toute chose qui a étéUn jour s'est trouvée dans un songeCar tout ce qu'il y a dans le songeUn jour pourrait bien arriver

(348)

qui démontre que pour Dickson comme pour Nerval dans Aurélia, "le rêve est une seconde vie."

Dickson et les signes

Les interventions de l'auteur Jean Ray, en voix off, dans le premier et le dernier acte, sont des morceaux de bravoure herméneutiques. Ainsi de cette évocation d'un plan de Londres:

Il aurait comblé bien des lacunes, si l'on étaitparvenu à le déchiffrer.Mais seuls Harry Dickson et son élèveTom Wills en possédaient la clé.Chaque quartier y est représenté par un chiffredéterminé.

(44)

Dickson est donc un sémiologue efficace, qui établit, comme le dit Goodfield "les justes liens entre toutes ces choses disparates" (55). Confronté à un hiéroglyphe indéchiffrable, les dossiers de la bande de l'Araignée, il s'assure le concours de Baxter Lewisham "spécialiste [End Page 167] des chiffres secrets" (112), qui découvre la clé dans un feuilleton "à six pence" (119) que lisait Georgette. Mise en abyme spéculaire, qui ne manque pas d'humour, le feuilleton fournit à la fois le message codé et le chiffre, et Dickson de s'exclamer: "J'aurais dÛ me douter qu'elle avait du goÛt pour le feuilleton" (119).

Un scénario médusant

Les événements surnaturels abondent dans les aventures de Dickson: "Tout d'un coup s'élève brutalement entre deux arbres un filet qui a la forme d'une gigantesque toile d'araignée" (82). Le spectateur, confronté à l'incessante communication entre des espacestemps disjoints mais peuplés de chausse-trappes et de dédales souterrains, aurait été médusé par "conspiration fantastique" (50) tout droit sortie de l'univers de Lovecraft et, plastiquement, inspirée par l'expressionnisme allemand du Cabinet du Dr Caligari. Mais la Méduse n'est qu'un autre nom de la Gorgone, ressuscitée au troisième acte sous les traits d'Euryale la Grecque, qui pétrifie ses victimes et les expose dans un musée. Autre créature infernale, Rheina, au quatrième acte, règne sur un peuple de momies. On voit la conjonction entre la thématique du mort-vivant et celle de la méduse. Il n'est pas indifférent qu'à la fin du dernier acte Dickson, "au comble de la terreur" entende "au loin une comptine: 'little girls are snakes'" (235), renvoi ultime aux cheveux-serpents de la Méduse mythologique.

Les "grande ombres"

La "grande ombre" (25) est celle du Mal dans le scénario. Mais il y a aussi les grandes ombres portées en amont sur Dickson, celles du roman gothique puis fantastique, celles du cinéma de Feuillade et du merveilleux quotidien surréaliste, les deux se rencontrant dans la Complainte de Fantômas de Desnos, que Towarnicki avait lue (45).5 Quant à l'ombre portée de Dickson dans l'oeuvre de Resnais, Suzanne Liandrat-Guigues étudie minutieusement Cœurs, son dernier film, dont les personnages sont comparés à "des bestioles prises dans une toile d'araignée" (363), avant d'évoquer d'autres films, et notamment "la présence d'un plan 'à la Dickson'" dans Hiroshima mon amour (367–68). Towarnicki envisage même avec malice une sorte de "réminiscence anticipée" (Proust) de Dickson dans l'oeuvre de Heidegger, qu'il connaissait très bien, tant le détective aurait pu faire sienne l'une [End Page 168] des formules les plus célèbres, à la fois poétique et métaphysique, du philosophe: "Voyez-vous, mon cher Tom, l'homme est un être des lointains" (51).

Jérôme Cornette
Virginia Commonwealth University

Notes

1. Ce volume inaugure une collection dirigée par Emmanuel Burdeau. Jean-Louis Leutrat, Philippe Met, et Suzanne Liandrat-Guigues ont collaboré à cette édition exemplaire du scénario de Harry Dickson. Notons que le scénario proprement dit fait l'objet d'une pagination séparée, couvrant 238 pages.

2. Voir l'article de Philippe Met "Pour un cinéma fantôme: autour du Harry Dickson d'Alain Resnais et de Frédéric de Towarnicki" in Positif 365 (mars 2008).

3. J'emprunte ce mot-valise à Michel Leiris (Operratiques, Paris, P.O.L., 1992).

4. Au début du troisième acte nous découvrons "Minerve, seule, en train de chanter un lied de Schubert" (139).

5. Durant le même extrait, Towarnicki précise que Breton "connaissait bien" Harry Dickson [End Page 169]

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