University of Nebraska Press

Parer: v. t. Embellir par desornements || Détourner de soi, seprotéger contre, éviter

Petit Larousse Illustré

La fanfreluche rose aux cheveux, les boucles d'oreille minuscules, le mince ruban noir au cou, les mules tenant à peine au bout du pied. Pour Leiris, ces atours marquent l'Olympia de Manet comme "fille de son temps"; soustraite à l'Olympe, ils la soustraient au "nu intégral" de music-hall et la rendent plus aguichante. Les ajouts au nu séduisent l'auteur par les "aléas de l'analogie" en ce qu'ils confèrent à l' Olympia de Manet sa qualité de "présence," recherchée pour son propre art, et motivent chez lui la réflexion sur l'écriture et la comparaison à l'art pictural. Dans les fragments du Ruban au cou d'Olympia se rapportant directement à cette peinture, le constat que fait Leiris de ces superflus nécessaires porte plutôt sur le statut ou la mesure de son réalisme. Le mot est bien évidemment à entendre non pas dans le sens attribué dans l'histoire de l'art et de ses canons, mais dans le sens de ce qui caractérise les moyens mêmes de l'art pictural dans la mise en scène de l'autre. C'est, pour l'Olympia, ce qui la rend plus ou moins réelle, réalisme qui aiguise ce que Leiris appelle—sans en outre donner de définition explicite au mot—sa présence. Cette notion de présence dans l'art est à déduire des différents fragments qui s'y rapportent, mais au risque de n'en rendre ici qu'une expression simpliste par désir de concision, notons qu'elle circonscrit à la fois une conception de modernité (le détail qui "en la modernisant, rend la figure plus véridiquement présente"), et une immédiateté de la communication [End Page 93] dans l'art ("Ruban au cou d'Olympia, les lignes que j'écris noir sur blanc devraient, à tout instant, susciter une présence").1 Mais c'est bien sur le statut de la nudité que se base la question de réalité et de présence, puisqu'il s'agit d'ajouts qui servent en premier lieu à rendre compte de la nudité qu'ils parent. Ce qui intéresse notre étude est l'inscription d'une polarité dans cette idée de présence qui régit toute l'oeuvre.

Suivre Leiris dans ses interprétations du ruban peint par Manet et les significations qu'il lui attribue, afin de les voir simultanément comme dans une projection stéréographique, permettra, il est espéré, de voir le rapport entre le ruban et les structures bipolaires de l'écriture autobiographique. Paradigme du superflu nécessaire, trace de modernité qui véhicule la présence, le ruban dessine la résolution de la tension bipolaire: il représente ce qui possède le pouvoir de restitution au lecteur de ce qui est propre à l'auteur dans le contexte de la problématique sujet-objet inhérente à l'écriture autobiographique.

Le ruban n'existe que parce qu'il y a un nu à parer et le nu n'est re-marqué que grâce au ruban qui le pare du néant. Cette sorte de "Duction circulaire" ici décrite par le ruban de Leiris est également relevée par Derrida dans La Vérité en peinture2 comme "Duction" inévitable, entre art et nature tout aussi bien qu'entre artiste et oeuvre, puisqu'il y a pour tout discours sur l'esthétique "un dedans et un dehors de l'oeuvre dès qu'il y a de l'oeuvre. Une série d'oppositions vient en suite de celle-ci" (VEP 16). Elle organise la critique derridienne de l'esthétique à partir de la thématique du parergon, de ce qui constitue un ergon en parergon, de ce qui différencie le dedans du dehors d'une oeuvre. Introduite par le biais du discours sur l'art pictural, la hiérarchisation dans les arts est une question attenante qui, de même que dans la théorisation de l'art par Leiris, est traitée précisément du point de vue de l'immédiateté dans la restitution. Ces thématiques qui apparaissent dans La Vérité en peinture dans des termes comparables à ceux de leur traitement par Leiris me semblent propres à induire une réflexion fructueuse qui mène, à partir de la hiérarchisation esthétique, à éclairer, peut-être plus par contraste que par concordance avec le parergon kantien, le rôle du superflu nécessaire dans la théorisation de l'art et l'écriture leirisiennes.

Confronté à la création de son oeuvre, Leiris veut dire l'immédiat, le présent, le réel qui lui confère cette présence, et le ruban qui a occasionné [End Page 94] sa "longue hantise" doit servir à élucider ce rapport entre art et nature, auteur et écriture. La métaphore picturale filée à travers le texte du Ruban y est soutenue en raison du pouvoir prêté à la peinture relativement à l'écriture, par sa capacité de production ou de restitution immédiate. Il s'agit de l'élément qui, à l'instar du ruban, confère le réalisme au nu, réconcilie art et nature, représentation et représenté, et dans le cas de l'écriture autobiographique, le dit et le moi. Pour dire au présent, communiquer dans l'immédiat, dire avec la présence que permet le réalisme par ses marques d'une modernité, il faut un dire valorisé non pas par l'adéquation de l'énoncé au modèle, mais pour son pouvoir de dévoilement du modèle, du sujet.

L'analogie entre le ruban et l'écriture que notre auteur dénote clairement par la juxtaposition ruban-lignes ne liquide pas pour autant toutes les difficultés qu'une transposition de l'art pictural à l'art discursif peut charrier, difficultés qu'il ne laisse pas de reconnaître d'ailleurs, comme l'indique la désignation par un vague "choses" pour signifier ce qui serait pour son écriture comme le ruban pour l'Olympia: "Choses qui me seront assez présentes pour que je puisse, les communiquant, faire sentir leur présence" et que, comme le ficheur de jadis, il voudrait collectionner, "attraper, comme avec un lasso" (203). La spécificité catégorique de ces "choses," nous le verrons, lui échappera toujours, mais la nature et le lieu de leur rapport reste à interroger, par voie de l'analogie.

Dans le passage du détail ajouté dans l'art pictural à celui dans l'art scriptural, la trace du ruban et de l'arabesque de son noeud au cou tient lieu de trait d'union en ce que ce détail appelle en écho celle du tatouage sur la peau:

Faute de pouvoir tatouer sur l'entière surface de sa peau tout ce qu'il avait en tête, il se décida—trop fou de totalité pour accepter de laisser vierges telles parties de son corps que sa main ne pourrait atteindre assez commodément—à confier au papier, et non à la fine enveloppe qui manque aux seuls écorchés, ce qu'il voulait faire connaître de lui.

(13)

Ce rapprochement s'impose par transitivité à partir de deux équivalences qui nous sont données par l'auteur: ruban—écriture et tatouage—écriture. Le tatoué intégral dont il s'agit n'est autre que l'auteur qui, comme il nous le rappelle maintes fois au cours du Ruban, "éloigne la chose en la contant à la troisième personne et, autre [End Page 95] écart, à l'imparfait" (154). L'écriture autobiographique, "ce qu'il voulait faire connaître de lui," écriture sur papier qu'il est obligé de substituer au "damasquinage," est une écriture faute de mieux, un "pis-aller," dit-il, une sorte de projection sur écran, la seule auto-représentation véridique étant par voie directe, une mise à nu où la peau se donnerait à lire.

Le détail de réalisme qui lui confère sa présence est inscrit comme un tatouage sur le corps d'Olympia. Côté art, l'arabesque du ruban équivaut à l'écriture, ajout ou supplément au côté nature, le corps nu d'Olympia, le poète autobiographe. Le détail qui tout à la fois enjolive et entame le cou serait donc ce qui accroche dans l'écriture, le mordant non sans affinité à ce qui fut l'élément tauromachique essentiel, la corne de taureau menaçante mais qu'on ne peut lâcher sous peine de mort. Il ne s'agit pas ici d'établir une équivalence entre une littérature "considérée comme une tauromachie" et le réalisme véhicule de la présence et recherché dans le détail qui dévoile la nudité, "la pièce à conviction, symptôme, empreinte dénonciatrice" (220 ). La constante de l'écriture leirisienne est l'idéologie des opposés et de l'élément insolite. Or la littérature comme tauromachie se trouvait être l'arène d'une opposition entre l'engagement et l'art poétique, et ce qui persiste dans l'écriture autobiographique d'un bout à l'autre de cet intervalle de cinquante ans qui sépare la rédaction de L'âge d'homme et De la littérature considérée comme une tauromachie de celle du Ruban au cou d'Olympia, c'est la bivalence, l'opposition in-hérente à l'élément un mais biface, le superflu artistique qui est aussi pièce à conviction. L'insistance inlassable de l'auteur cherchant toujours et encore d'autres figures bivalentes accuse son désir—toujours insatisfait—d'en trouver une dans laquelle il puisse réconcilier les deux bouts de la polarité, contraires ou non, dans sa conception même de l'art. Aussi le souligne-t-il encore dans A cor et à cri:

Une contradiction qui est l'une de mes inconséquences essentielles: vouloir que ce que j'écris rime à quelque chose (ait une utilité d'éclairement pour moi ou pour les autres) alors qu'en écrivant je vise à la beauté—quelque alibi que je puisse donner—et que je suis de ceux qui pensent que la beauté ne serait pas la beauté si elle avait une fonction.3

La ligne courbe au cou d'Olympia figure la rencontre des opposés les plus éloignés. Par sa forme, la courbe parfaite du cercle évoque [End Page 96] la complétude de la vie, le retour à l'origine; pas plus épaisse qu'une lame de couteau, elle est la trace qui cache ou qui est la blessure fatale au fragile pédoncule; par sa couleur, le noir rehausse la teinte du corps, "couleur de lune, de lymphe ou de lin"—couleur de mort, de la mort suggérée autant par les nuances du coloris que par le tissu de la toile qui ensevelit. Mais le noir du ruban est aussi la teinte "active" de l'art, noeud ou écriture, noir sur la blancheur du papier qui a partie liée avec la mort. Le tranchant de cette ligne paradoxale est donc aussi la rattache sur laquelle s'agripper pour échapper à la menace de mort, l'écriture ou le mécanisme de lutte contre le néant.

Ecriture et néant, amour et mort, séduction et menace, cette thématique biface rappelle encore la tension que sous-tendaient les figures de Lucrèce et de Judith dans L'Âge d'homme. Le texte même du Ruban est parsemé d'allusions à ces figures devenues allégoriques, autour du corps "satin de mélancolie" qui jouxte séduction et danger, qui est le lieu sujet et objet de la menace. Le ruban, en s'inscrivant à même le corps nu, a su joindre les deux pôles de la hantise leirisienne. Trituré à travers les différents fragments du livre, le ruban multiplie les variations sur les oppositions. Comme tous les autres atours parant la nudité d'Olympia, il est l'élément qui tout à la fois la rattache à son temps, donc l'élément qui la temporise, et le détail qui la rend inoubliable parce qu'acolyte sur sa nudité, et donc immortelle, tout comme le haut de forme à large ruban d'un Baudelaire (229) ou la perruque bouclée d'un Racine, le plaid d'un Mallarmé ou le costume de bagnard d'un Rimbaud (158).4

De même que les références à l'art théâtral guidaient le récit autobiographique dans L'Âge d'homme, les métaphores picturales dans Le Ruban au cou d'Olympia servent à concrétiser le discours devenu, dans l'âge mÛr de l'auteur, plus étroitement entrelacé à la réflexion sur l'esthétique. Je diffère provisoirement l'examen de ce que le détail du pictural peut nous apprendre chez Leiris sur le détail dans le discursif pour rendre compte d'une certaine hiérarchisation dans les arts mise en cause par les rapprochements entre écriture et peinture, et à plus forte raison chez un auteur prolifique au sujet de la peinture et dont les écrits dépassent les limites du domaine pictural pour élaborer une esthétique de la présence qui ignore toute spécificité de genres.5

Leiris attribue une certaine supériorité à la poésie relativement au récit autobiographique: [End Page 97]

Attendre d'une méthode discursive, prosaïque, l'impression de présence absolue et de saisie totale que seule peut donner la poésie, dans son surgissement apparemment sans racines, c'est—bien sÛr—espérer l'impossible.6

Ceci permet de postuler par suite une équivalence entre peinture et poésie par leur pouvoir d'évocation ou de "réalisation ici et maintenant," équivalence qui accuse nécessairement, par le même critère de présence, la supériorité de la peinture sur l'écriture autobiographique, bien que Leiris n'ait jamais "dit . . . qu'un art fÛt supérieur à l'autre."7 Question de hiérarchie, mais dans laquelle le piège de la discursivité ne peut être évité. Car, un peintre peutil se passer entièrement du dit dans la théorisation de son art?

Dans son commentaire sur les discours philosophiques sur l'esthétique, Derrida introduit la discussion sur le performatif par le biais du peintre Cézanne qui dit, ou plutôt écrit, sa promesse de "vérité en peinture." C'est une performance qui promet un autre dire, plutôt un faire, qui pourrait être un "peindre," observe Derrida. Or, si l'on consulte la source de ce performatif dans son contexte, on constate d'abord que, en effet, et malgré les apparences de réticence, Cézanne n'a pas manqué de théoriser la peinture, de "dire" sa théorie mais tout en restant conscient du piège de la discursivité et de la séparation qui doit, à son sens, être maintenue entre le discours et le faire. A Charles Camoins, Cézanne écrit sa promesse de "dire" son art: "Quand je vous verrai, je vous parlerai plus justement que n'importe qui, sur la peinture.—Je n'ai rien à cacher en art." Et à Emile Bernard: "Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai."8 Or son "dire" s'avère être en effet un performatif, un acte ou série d'actes constitués par des procédés picturaux. Il nous apprend, par l'intermédiaire d'Emile Bernard, que l'artiste doit éviter de penser en écrivain, ce qui risque de le perdre en "théories intangibles" et de l'éloigner de son vrai but. "Le littérateur s'exprime avec des abstractions, tandis que le peintre concrète, au moyen du dessin et de la couleur, ses sensations, ses perceptions." D'abord, tout art est considéré comme "théorie étudiée et appliquée," et par la suite, pertinemment à la question de hiérarchisation des arts, on retrouve le critère de supériorité jaugée par l'immédiateté de la restitution: les procédés viennent après, n'étant que des "moyens à faire sentir au public" ce qui est propre à l'artiste, par la sensation de la couleur propre à l'artiste, par la capacité de la coloration de véhiculer la sensation propre du peintre et de la communiquer au spectateur.9 [End Page 98] Dans cette remarque qui se lit comme une sorte de rapport entre poétique de la lecture et poétique de l'écriture dans le domaine pictural, où les couleurs seraient l'équivalent des mots, s'entend le pouvoir de restitution par les "actes" de la peinture que sont les couleurs.

A l'encontre du peintre qui écrit sa promesse de peinture, Leiris écrit un tableau rêvé et autrement jamais réalisé, qu'il intitule Le Dogon en gondole et qui s'avère être la caution d'une dette (182–183 ). Il s'agit d'une peinture en hommage à Raymond Roussel que l'auteur emblématise par les jeux verbaux du titre et immortalise par les jeux numériques sur la date de composition. Son "peindre" à lui se substitue au dire qui ne peut atteindre l'immédiat recherché, et cependant la peinture ne peut se réaliser que dans la description verbale. Pour le performatif de Leiris comme pour celui de Cézanne, bien qu'allant en sens inverses, "la supplémentarité performative est alors ouverte à l'infini." Mais de quelque forme qu'il s'agisse, tout discours sur l'art, assertion ou question, soumet nécessairement tout l'espace artistique à l'art discursif qui tout aussitôt s'enferme à son tour dans l'espace artistique encerclé. Derrida constate que les discours sur l'art, de Hegel comme de Heidegger et quoique de visées différentes, cherchent à exclure ce qui les borde, les ferme, les encercle, "du dedans comme du dehors," et subordonnent "tous les arts à la parole et, sinon à la poésie, du moins au poème, au dit" (VEP 27–28).10 Or si Cézanne promet de "dire" la peinture, Leiris de son côté, dans un aveu qui trahit son regret sur le pouvoir relativement limité du dit à exprimer la présence, avoue dans le fragment sur Le Dogon en gondole: "moi je ne pouvais de ma main sans magie qu'écrire mon Dogon" (183). En fait, ce qui est "dépeint" par Leiris, autant que le dogon et sa barque, ce sont les éléments supplémentaires—le titre et la date.

Pour le tableau rêvé de Leiris, le peintre, "habile coloriste," a su y mettre telles couleurs, ou encore leur multiplicité variée et leur contraste, comme base d'une "harmonie séduisante" qui se répète dans toutes les parties du tableau et qui a une part "intrinsèque" à la beauté de l'oeuvre, selon le jugement de l'esthétique de la troisième Critique de Kant. Cette Critique donne lieu à l'évaluation ou différentiation entre parerga—"formes pures" (VEP 74)—et parure (Schmuck ). Dans sa peinture écrite, Leiris introduit un détail insolite, une "dissonance" dans la coloration—celle de la tunique et du bonnet phrygien—" minime mais émouvante." C'est le détail qui rehausse la réalité [End Page 99] du Dogon auquel il s'est identifié, et contraste avec l'insistante harmonie tricolore du tableau. Ces éléments de compositions répondent donc aux critères du parergon selon Kant, de façon parallèle à l'effet du ruban sur le nu intégral, puisqu'ils "animent la représentation par leur attrait en éveillant et maintenant l'attention sur l'objet luimême" (VEP 62), en l'occurrence, le personnage du Dogon. Comme élément essentiel à la beauté de la représentation, la coloration serait donc parergon, si elle n'appartient pas "intrinsèquement à toute la représentation de l'objet comme sa partie intégrante mais seulement comme additif extérieur . . ." Mais il s'agit d'un extérieur à quelle partie intégrante? La mise en abyme inhérente au discours leirisien par l'intermède de la peinture rêvée entraîne une mise en abyme de l'élément parergonal.

Intervient dans La Vérité en peinture un sondage des limites parergonales pour ébranler la différenciation posée par Kant sur le lieu où se situe ce "hors d'oeuvre" ou "supplément," et par suite sur ce qui constitue l'extérieur et la ligne de démarcation entre dehors et dedans. Sondage qui met en question la limite des exemples kantiens du parergon—colonne, vêtement ou cadre—et pose la problématique du parergon en abyme. Si la question de représentation est soumise à la logique du non-lieu du parergon (ni dedans, ni dehors), pourquoi s'en tenir aux exemples de parerga qu'admet Kant? En effet, Derrida met en question d'autres instances dont certaines, tels le titre ou la signature, trouvent écho dans le fragment sur le Dogon en gondole, et en l'occurrence il faudrait peut-être y ajouter la date. Dans la transcription d'une peinture qui se veut acquittement d'une dette et mémorial à Roussel disparu à Palerme, le titre, indicatif de la glose leirisienne; la signature, qu'on n'y voit pas mais qui concrétise le sujet de l'oeuvre écrite, par sa couleur (celle de la tunique du Dogon) et par son emplacement (sur sa barque); la date, que Leiris explicite pour souligner sa hantise de la mort; tous ces détails sont des exemples du supplément kantien—ni oeuvre ni hors d'oeuvre mais qui "donne lieu à l'oeuvre" (VEP 14). Le critère même du supplément mine les limites de sa forme et de son lieu. La problématique du parergon en abyme est relevée dans le sondage des limites de ce qui peut constituer un exemple de parergon selon la troisième Critique: "Et que diraiton d'un cadre encadrant une peinture représentant un édifice entouré de colonnes à forme humaine vêtue" (VEP 71)? Dans Le Dogon, la relation [End Page 100] hiérarchique entre peinture et écriture est d'autant plus significative que les parerga picturaux—signature, date, titre—restent des parerga discursifs: l'écrit pourrait s'intituler Le Dogon en gondole selon une extrapolation logique d'après laquelle le tableau serait l'élément parergonal du discours, et le discours—l'oeuvre—serait parergon au Dogon—Leiris qui y est dépeint. Vue selon la même logique, la métaphore du ruban qui enlace les fragments du Ruban constituerait elle aussi un parergon, le supplément nécessaire au discours.

Par ailleurs, le rapport entre la peinture et l'écriture est établi par le graphisme que décrivent le cou et le ruban, centre et "fausse ligne droite [qui] s'incurve jusqu'à se mordre la queue," autre décalque exact du point et du cercle, "centre et périphérie," de l'image réflexive que l'auteur écrit, "Planté debout . . . au centre du monde extérieur" (102–103) délimité par le cadran solaire, le cadre circulaire inscrivant l'extérieur. La thématique de l'encadrement dans l'art—pictural ou littéraire—soulignée par les différentes figures tracées sur le graphisme point-cercle pose le problème de situer l'écriture dans ce graphisme, ce qui revient à se demander avec Derrida où commence et où finit le cadre ou bien, dans le cas de la ligne circulaire du ruban, vêtement ajouté au nu et emblématique du parergon, et par extension tous les autres atours d'Olympia, "où commence et où finit un parergon ," où situer le supplément artistique vis à vis de la part "intègre." D'une part, la question porte donc sur l'espace séparant le monde extérieur et la représentation, et par resserrement de ce concept, sur la séparation entre le représenté et la représentation ou, dans le cas du récit autobiographique, le sujet et l'objet. D'autre part, la question de l'élément parergonal porte sur ce que cet élément ajoute, ce qui faisait défaut, ce qui rend le superflu nécessaire, et sur le manque de l' ergon qui le réclame, puisque "tout parergon ne s'ajoute [. . .] qu'à la faveur d'un manque intérieur au système auquel il s'ajoute." Je transpose donc les questions que pose Derrida sur la nature et les limites du parergon dans le contexte d'Olympia et de son ruban: "qu'estce qui fait défaut à la représentation du corps pour que le vêtement y vienne suppléer? Qu'est-ce que l'art aurait à voir avec ça? Qu'est ce qu'il donnerait à voir? ferait voir" (VEP 66 et 67)? La relation établie grâce au graphisme du point et du cercle, entre le corps nu et le ruban d'une part, et Leiris—"moi et ce qui m'environne"—et son écriture de l'autre, permettrait de transposer ces questions dans le contexte de la création littéraire. [End Page 101]

Le trait de velours noir, nous l'avons déjà remarqué, est l'élément qui est le signe d'une modernité et qui véhicule ainsi l'irruption du présent. Le détail véridique matérialise le corps dans lequel il introduit la faille (trace de couteau) et dont il comble le manque tout à la fois, comme la seringue hypodermique de Bacon, comme le besoin de l'écriture chez Leiris, sujet à un malaise "comparable à ce qu'est, pour le toxicomane, l'état de manque—en l'espèce être privé de cette drogue, la quête de la poésie" (110). Le trait du ruban est le supplément nécessaire, l'équivalent du supplément érotique qui soutache les écrits de Leiris, la forme d'engagement auquel l'écrivain s'accroche pour introduire le performatif dans l'écriture qui, justement, en manque. Le trait recherché dans l'écriture est ce qui le rend, lui écrivain, présent à l'autre, sujet objectivé par le trait autobiographique qui le trace, auteur qui cherche par cette jonction sujet-objet, à se parer—dans tous les sens du terme—en inscrivant "sa propre fugacité." Or justement, il s'agit du trait recherché—et non trouvé. Le trait, "le verbe," capable de résumer toutes les fonctions du ruban d'Olympia, reste "à inventer." (179) Il reste inespéré même puisqu'il réduit l'auteur à l'angoisse de la mort qu'il sait devoir précéder la "tardive [. . .] illumination qui m'apprendra ce qu'est au juste le ruban au cou d'Olympia" (263). La fin du Ruban est une évocation poétique du fil du temps qui va, cernant le présent au centre de son parcours, du plus lointain passé vers une gradation progressive du futur aboutissant dans un désespérant "jamais" (288). Au terme de l'oeuvre, ce mot exprime-t-il le désespoir de la recherche? Le livre reste cerné entre la nécessité de dire et le rapport de l'écrivain à cette exigence, puisque le pénultième fragment laisse finalement sans réponse cette question de doute sur ce qu'aurait pu être l'analogue du ruban pour l'écriture: "une idée que tu songes à exploiter sera-t-elle une idée morte si, au départ, fait défaut le ruban ou détail par l'entremise duquel tu t'en empareras, non comme d'un bien abstrait, mais comme d'un gibier que son pelage ou son plumage singularise" (286)?11

Ce qui est mis en question est non seulement l'ensemble de critères qui constituent en parergon le ruban ou tout détail équivalent dans le récit autobiographique, mais surtout—et c'est ce qui a trait à la recherche de Leiris du superflu nécessaire qui marque l'oeuvre—la séparation même entre oeuvre et hors d'oeuvre. Ces détail non localisables par rapport à un bord entre dedans et dehors ont cependant une [End Page 102] consistance réelle, "une épaisseur, une surface qui les séparent non seulement, comme le voudrait Kant, du dedans intégral, du corps propre de l'ergon mais aussi du dehors, [. . .] puis, de proche en proche, de tout le champ d'inscription historique, économique, politique dans lequel se produit la pulsion de signature" (VEP 71). Où alors fautil situer la séparation, du côté dedans ou du côté dehors du parergon? Au point d'attouchement à l'intérieur ou à l'extérieur? Et si la consistance et l'épaisseur du superflu nécessaire étaient réduites au minimum? Parmi la multitude d'exemples tirés des arts plastiques dans La Vérité en peinture pour souligner ces questions, celui de Lucrèce de Cranach—fortuite coïncidence avec l'une des deux figures majeures qui ont hanté la réflexion de Leiris dans L'Âge d'homme—met en cause la réduction du parergon à l'infini. Le collier qui tranche sur le corps autrement nu, et le cache-sexe, pas plus "qu'une légère bande de voile transparent," rendent incertaine la limite à laquelle ils font ou ne font pas partie intégrante du corps représenté. Et surtout, affinement jusqu'à un point singulier d'inscription sur le corps, le poignard dont elle tient la pointe retournée contre elle.

Colliers et autres ajouts qui parent le corps nu et le parent de sa propre fugacité, ces suppléments ainsi examinés de près pour dévoiler leur point de contact justifient cet examen en raison de la question qui a échappé à Kant et que Derrida a relevée, par le fait qu'ils entament un extérieur aussi bien qu'un intérieur, par leur proximité à un dehors comme à un dedans, par leur appartenance au double "champ d'inscription," quoiqu'ils se détachent mal de l'ergon . Ils sont des exemples de "cette chose, dont peu importe le caractère," pourvu qu'elle "soit en somme révélatrice, un peu comme il en est du vêtement qui, assez judicieusement choisi [. . .] offre de son porteur [. . .] une image où beaucoup de lui peut être lu clairement," à l'instar de ces ajouts vestimentaires dont il a été question plus haut,12 détails qui identifient, authentifient, et qui, "livrés à l'air du dehors," permettent à l'écrivain de "forcer un peu les limites de [son] moi mortel" (157), atours dont le cas limite serait le ruban au cou de l'Olympia de Manet, ajout mais qui est inscrit à même la peau comme un tatouage. Ces détails, qu'on voudrait dotés du pouvoir de restitution immédiate, font le lien entre poétique de l'écriture et poétique de la lecture, comme ces "moyens à faire sentir au public" que sont les couleurs et dont parlait Cézanne. Pour Leiris autobiographe, les mots "reçus tout faits et que [son] industrie [End Page 103] traite de son mieux," constituent dans le cas de l'écriture autobiographique une partie intégrante à ce qui est dépeint, une "enveloppe" dont le sujet-objet se "revêt," les écrits que l'auteur "habite." L'espace des différentes structures binaires qui régissaient les oeuvres antérieures se trouve rétréci dans Le Ruban au cou d'Olympia, sous l'action de l'écriture comme parergon qui transgresse les limites et polarités et, par analogie aux exemples de parerga en peinture, anéantit la distance entre le dit et le moi. Le "simulacre" dans l'écriture du moment de rupture entre sujet et objet devient simulacre de l'écriture, comme un damasquinage, qui "tiendrait lieu de carapace protectrice" puisqu'elle permet au sujet qui s'est "fabriqué" en objet de se parer du néant de son absence (157).

Faut-il évoquer le mysticisme dans cette induction bijective absence présence? Pour l'autobiographe incurable qui souffre autant du manque de la lettre à laquelle il veut donner corps que de celui du corps qu'il veut remettre au présent de la lettre, l'écriture de soi reste "le seul genre où l'écriture soit inéluctablement amenée à s'interroger [. . .] sur l'incarnation du verbe et la résurrection du corps."13 L'autobiographie est une prosopopée du moi, mort ou absent et qui n'accède à la présence que grâce à une inscription sur la chair même. Son rôle de sceau qui identifie et authentifie est la seule façon de transformer l'effigie en présence, de "faire surgir du néant de la page, non pas un fantôme, mais l'épaisseur vivante d'une personne." (172 ) La limite entre sujet et objet s'enlise lorsque le je autobiographique cède sa chair à l'écrit. Le cercle se ferme: dans cette écriture, les limites du parergon sont détruites pour que le corps devienne corpus et que l'autobiographe devenu livre supplée à son manque, à l'absence du corps, par le trait qui le re-marque et lui rend sa présence.

Rima Joseph
Stanford University

Notes

1. Michel Leiris, Le Ruban au cou d'Olympia (Paris: Gallimard, 1881) 15 et 203, respectivement. (Les références ultérieures à cet ouvrage seront signalées dans le texte entre parenthèses). Catherine Maubon a souligné l'importance de ce concept, fondamental à l'objet de ce livre de Leiris et qui hante ses écrits antérieurs et ses maints articles sur la peinture. Pour une étude approfondie de la conception leirisienne de "présence", nous renvoyons donc aux études sur ce sujet, notamment dans "Au pied du mur de notre réalité", en particulier [End Page 104] la partie sous-titrée "Bacon et la notion de présence"; et dans Michel Leiris en marge de l'autobiographie, le chapitre intitulé "Regarder".

2. Jacques Derrida, La Vérité en peinture (Paris: Flammarion, 1978) 38. (Les références ultérieures à cet ouvrage seront signalées entre parenthèses dans le texte par le sigle VEP).

3. Michel Leiris, À Cor et à cri. (Paris: Gallimard, 1985) 150.

4. Il est à noter que les détails identificateurs dans la liste dressée dans ce fragment sont majoritairement des accessoires vestimentaires, caractéristique qui sera approfondie plus loin dans ce qu'elle implique sur le ruban de l'Olympia.

5. Les écrits de Leiris sur les peintres—Miró, Giacometti, Picasso, Masson—où s'entremêlent souvent liens amicaux et affinités esthétiques, véhiculent néanmoins un discours sur l'écriture et constituent un champ de recherche et de définitions pour une esthétique.

6. Michel Leiris, Fibrilles (Paris: Gallimard, 1966) 223.

7. La remarque est de Catherine Maubon, dans "Au pied du mÛr de notre réalité," 88.

8. Paul Cézanne, Correspondance. (Paris: Grasset, 1937) 277.

9. Paul Cézanne, Correspondance. (Paris: Grasset, 1937), 262.

10. Il s'agit spécifiquement des Leçons sur l'esthétique et de L'origine de l'oeuvre d'art respectivement, deux discours qui partent "d'une figure de cercle, et y restent."

11. Je souligne.

12. Cf. note 4.

13. Miroirs d'encre, 308.

Bibliographie

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Maubon, Catherine. Michel Leiris en marge de l'autobiographie. Paris: José Corti, 1994.
Maubon, Catherine. "'Au pied du mur de notre réalité', Leiris et la peinture." Littérature 79 (1990 ): 87–102.

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