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  • Camus hospitalier, Camus fraternel? Les impossibilités de “L’Hôte” dans le contexte colonial
  • Eve Célia Morisi

"Il est las du manichéisme et préférerait retrouver la complexité de l'existence."

Roger Quilliot, entretien avec Albert Camus rapporté dans Théâtre, récits, nouvelles

L'Exil et le royaume est publié en 1957, année de déchirement et de violence ultime entre la France et l'Algérie: bataille d'Alger, paroxysme d'un terrorisme urbain et recours systématique à la torture ponctuent alors la guerre. Cette même année, Albert Camus se voit attribuer le prix Nobel de littérature. Un "don" difficile à recevoir alors que les deux terres mères de l'auteur s'écartèlent ainsi. Lui n'a de cesse de préconiser, via un double plaidoyer—destiné à une double audience—qu'exposent les Chroniques algériennes 1939–1958, la reconnaissance et la réparation de l'assujettissement et de la misère générés par la colonisation française en Algérie d'une part, la condamnation de toute répression par le sang, aveugle et arbitraire, d'où qu'elle soit—d'autorité arabe ou française—d'autre part.

L'Exil et le royaume porte la marque, profonde, de la souffrance dans laquelle se formule cet appel à la cohabitation, à la réconciliation, que Camus perçoit comme seule issue possible à la guerre d'Algérie.1 Or cet appel se trouve thématisé dans l'œuvre camusienne par la présence d'un processus, d'un rituel, d'une institution qui crée du lien entre le soi et l'autre: l'hospitalité. Cette hospitalité se fait notamment jour dans un texte privilégié de L'Exil et le royaume, car quasi éponyme: "L'Hôte."

Moishe Black, dans son article intitulé "Camus's 'L'Hôte' As A Ritual of Hospitality," propose une lecture de la nouvelle qui, comme [End Page 153] son titre l'indique, analyse avec acuité le détail, les motivations, soit la spécificité du cérémonial hospitalier arabe dans les "portions non narratives du texte, et les allusions aux Arabes et aux Nomades qui sont connus pour le traitement qu'ils réservent à leurs hôtes.2 " Sa lecture prend pour amorce une remarque de Roger Quilliot dans son introduction à l'ouvrage de Laurent Mailhot, Albert Camus ou l'Imagination du Désert:

un œil exercé peut découvrir à quel point les valeurs que retient Camus relèvent de la tradition islamique autant que de la tradition grecque: hospitalité et tolérance, passion et indifférence; et la Méditerranée de Camus redevient [un] des entrelacs de civilisations nomades, latines et arabes.3

Si M. Black note en conclusion que son analyse de "L'Hôte" n'invalide pas d'autres études mettant en lumière des aspects différents de la nouvelle, est pourtant mentionnée, en introduction, son opposition aux lectures de Peter Cryle4 et English Showalter5 qui soulignent la fraternité comme une des composantes centrales du texte.

Selon nous, cet antagonisme entre rituel hospitalier et fraternité dans la nouvelle de Camus n'a peut-être pourtant pas lieu d'être. Le présent essai vise à le démontrer, qui établira, à travers une lecture analytique du texte et en se référant aux principales critiques de "L'Hôte" de ces quinze dernières années, que ni ce premier cérémonial, ni cette dernière valeur ne peuvent être restitués pleinement par le récit de Camus. Celui-ci consiste plutôt en un infléchissement et une négociation nécessaires de ces deux notions dans le contexte colonial.

I. Structure de l'hospitalité: accueillir, rejeter, dé-ritualiser

L'identification de la structure autour de laquelle s'articule "L'Hôte" n'est pas chose aisée, du fait du danger qui existe, de façon générale, à imposer toute architecture à un texte; du fait, plus particulier, de la construction savante de cette nouvelle où les événements s'annoncent, se répondent et/ou s'annulent, et dont il serait difficile d'effectuer un compte-rendu...

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