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  • Le sujet-caméra, ou La traversée de l’écran du visibleImages en parole d’Anne-Marie Miéville
  • Mahigan Lepage

Lorsque je dis que "je vois" le film, j'entends par là un singulier mélange de deux courants contraires: le film est ce que je reçois, et il est aussi ce que je déclenche, puisqu'il ne préexiste pas à mon entrée dans la salle et qu'il me suffit de fermer les yeux pour le supprimer. Le déclenchant, je suis l'appareil de projection; le recevant, je suis l'écran; dans ces deux figures à la fois, je suis la caméra, dardée et pourtant enregistreuse.

Christian Metz, Le signifiant imaginaire

À propos du dernier livre d'Anne-Marie Miéville, intitulé Images en parole (2002),1 l'éditeur a pu parler avec raison d'"une suite de plans fixes, de courts-métrages de l'écriture."2 L'auteure étant cinéaste avant tout—on connaît sa longue collaboration avec Jean-Luc Godard ainsi que ses réalisations personnelles3 —, il n'y a rien d'étonnant à ce que son écriture emprunte plusieurs de ses procédés au cinéma. À certains égards, Images en parole prolonge les "phrases" de Godard (dont certains recueils sont cosignés par Miéville)4 : après avoir transposé la bande-son en littérature5 , on s'attaque à la bande-image. D'où le titre: les images, toutes plus ou moins "cinématiques"—en ce qu'elles (se) tiennent (en amont) du cinéma, sans être proprement filmiques—, deviennent parole, en l'occurrence écriture.

Avec ce livre, Miéville s'inscrit, bon gré mal gré, dans la foulée d'une certaine tradition qui traverse tout le XXe siècle et qui aura donné le "roman cinématographique" (ou "cinematic novel").6 On pense ici plus particulièrement aux Nouveaux Romanciers qui, armés parfois d'une connaissance pratique du cinéma (Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras), ont ouvert leur écriture à certaines de ses innovations [End Page 215] techniques. Dans cette perspective, Images en parole n'est pas si éloigné de romans comme Été indien de Claude Ollier (1963) ou Triptyque de Claude Simon (1973) par exemple.

La filiation au Nouveau Roman est manifeste, bien que dans le cas de Miéville, il serait plus juste de parler de "cinéma écrit" plutôt que d'"écriture cinématographique," afin d'appuyer sur l'autre terme du syntagme. Il y a chez elle, on ne peut le nier, un certain rapport hiérarchique d'antériorité: de la même manière qu'on a pu dire de Duras qu'elle était "un écrivain qui fait du cinéma" (Talpin, 2000: 251), on pourrait très bien, à l'inverse, parler d'Anne-Marie Miéville comme d'"une cinéaste qui écrit." Chez Miéville, c'est le cinéma qui est premier, aussi bien du point de vue chronologique que du point de vue esthétique.7 Loin de déplorer cette "hiérarchie des arts" (très peu hégélienne), je voudrais montrer en quoi elle suscite des stratégies d'écriture originales, comment la manière très cinématographique de l'auteure travaille, force, contraint même son écriture. Comment, plus spécifiquement, l'écriture de soi—la portée autobiographique d'Images en parole ne faisant aucun doute—se voit contrainte, sous la pression du cinéma, d'emprunter le détour de l'extériorité, des surfaces et des contours, pour atteindre à l'intériorité. Car si, bien souvent, l'écriture cinématographique d'un Alain Robbe-Grillet s'arrête volontairement à la surface des choses8 , le cinéma écrit d'Anne-Marie Miéville vise ultimement à percer cette surface. Il décrit un parcours qui, bien qu'il ait comme point de départ obligé la pluralité et l'impersonnalité des images, va en direction de la singularité et de l'intériorité d'un soi. C'est précisément ce parcours du dehors au dedans, de l'objectivité à la subjectivité, de la pluralité à la singularité que je me propose de refaire à la...

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