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  • Le Sort de Galilée:Paul et Virginie et la théorie des marées de Bernardin de Saint-Pierre
  • Joël Castonguay-Bélanger

L'Histoire de la réception de Paul et Virginie se confond avec celle des larmes et des soupirs que suscita le roman lors de sa publication. Si l'on en croit les souvenirs rapportés par le comte Emmanuel de Las Cases dans le Mémorial de Sainte Hélène, Napoléon luimême aurait été, comme plusieurs de ses contemporains, profondément ému à la lecture de la pastorale touchante de ce jeune couple vertueux, élevé comme frère et soeur dans le décor idyllique de l'Île de France. À l'égard de l'oeuvre scientifique dans laquelle s'insérait la fiction, le souverain entretenait cependant un sentiment fort différent: « si l'Empereur aimait Paul et Virginie, il riait de pitié des Études de la nature du même auteur. Bernardin, disaitil, bon littérateur, était à peine géomètre; ce dernier ouvrage était si mauvais que les gens de l'art dédaignaient d'y répondre ». Une anecdote en dit long sur ce que la communauté des savants pensait des prétentions scientifiques de celui qui, avec sa théorie des marées, s'était mis en tête de contredire Laplace et Newton: « Bernardin se plaignant un jour, comme de coutume, au premier consul du silence des savants à son égard, celui-ci lui dit: "Savezvous le calcul différentiel, monsieur Bernardin? —Non. —Eh bien! allez l'apprendre, et vous vous répondrez à vousmêmes" ».1 Malgré le succès d'un roman qui lui valait d'être présent dans presque toutes les bibliothèques, Bernardin de Saint Pierre a souffert de n'avoir jamais réussi à obtenir la reconnaissance institutionnelle pour laquelle il s'était pourtant longtemps battu. [End Page 177] Sa culture scientifique, acquise pendant son bref passage à l'École des ponts et chaussées, en 1757, se révélait d'un bien faible secours contre l'indifférence dont faisaient preuve les mathématiciens, les astronomes et les naturalistes à son endroit.

Encore aujourd'hui, malgré la riche postérité critique rencontrée par Paul et Virginie, on s'est peu attardé sur les rapports paradoxaux entretenus par ce roman, au fil de ses rééditions, et les efforts accomplis par son auteur pour que soit reconnue la qualité de son travail scientifique.2 Entre l'histoire éditoriale de cette fiction et la quête de légitimité de Bernardin de Saint-Pierre existe pourtant une association étroite, insuffisamment approfondie jusqu'ici, sur laquelle le présent article voudrait attirer l'attention.

Les trois premiers volumes des Études de la nature parurent en décembre 1784. L'ambition de Bernardin de Saint-Pierre dans cet ouvrage était de traiter de la nature dans son ensemble en insistant sur les harmonies qui liaient chacune de ses parties. Il s'agissait de faire ressortir les relations secrètes entre toutes choses, de révéler la présence divine derrière chaque phénomène. Sa méthode, ainsi qu'il l'expliquait dans ses premières pages, correspondait davantage à celle de l'artiste et du bricoleur qu'à celle du théoricien systématique: « descriptions, conjectures, aperçus, vues, objections, doutes et jusqu'à mes ignorances, j'ai tout ramassé; et j'ai donné à ces ruines le nom d'Études, comme un peintre aux études d'un grand tableau auquel il n'a pu mettre la dernière main ».3 Du spectacle d'ordre et de beauté offert chaque jour par l'oeuvre du Créateur, il se proposait de dégager des lois physiques et des vérités naturelles, et d'en montrer les résonances avec les facultés morales de l'homme.

Les Études relèvent d'un finalisme anthropocentriste selon lequel la totalité de ce qui existe sur la terre serait due à la bonté de Dieu et destinée à répondre aux besoins de l'homme. De la vie végétale à la vie animale, tout sur le globe est présenté comme l'objet d'une admiration sans cesse renouvelée...

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