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  • Emma Bovary et Richard Nixon :La réflexion théorique face à Madame Bovary
  • Shiguéhiko Hasumi (bio)

Les discours théoriques sur la fiction présentent une étrange configuration de noms propres. Ceux des présidents des Etats-Unis côtoient ceux de personnages romanesques. Cette tendance est manifeste chez les théoriciens de langue anglaise. John Searle1 , par exemple, prétend que l'assertion dans la fiction est une assertion feinte et distingue deux sens au verbe « feindre » : tromperie et jeu. « Si je feins d'être Nixon dans le but de m'introduire à la Maison Blanche à l'insu des services secrets, je feins au premier sens; si je feins d'être Nixon au cours d'un jeu de charades, c'est au second sens » (Searle 108), écrit-il avant d'analyser la fictionalité du texte d'Anna Karénine. Saul Kripke2 remet en question la théorie searlienne, en consacrant plus de dix pages à l'examen du statut logique du nom Nixon. Amie L.Thomasson3 , critiquant la tradition russellienne de la philosophie analytique qui considère fausse toute proposition faisant référence à des entités fictives, signale qu'elle ne distingue pas les propositions : « Hamlet a été créé par Shakespeare » et « Hamlet a été créé par Ronald Reagan. » (Thomasson 94). Dans la même perspective, Marie-Laure Ryan4 [End Page 808] indique que le concept russellien ne différencie pas « Conan Doyle a créé Sherlock Holmes » de « Susan est comme Emma Bovary : elle ne peut distinguer la fiction de la réalité. » (Ryan 14).

Ces assertions sont acceptables, mais nous éprouvons de la gêne à ce que les présidents des États-Unis soient cités au même niveau que des personnages fictifs. L'automatisme qui consiste à les présenter comme êtres réels au nom censé être connu nous met mal à l'aise. Les noms de Nixon et Reagan choisis arbitrairement nous rendent méfiants, car le problème de la fiction se trouve réduit à celui de personnages fictionnels célèbres, cités en dehors de leur contexte. L'exacte connaissance du texte de Madame Bovary n'était pas indispensable pour énoncer « Susan est comme Emma Bovary : ... »; le mythe du « bovarysme » aurait suffi à cette énonciation. Marie-Laure Ryan a cité le nom d'Emma, censé être aussi célèbre que celui de Nixon.

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Kendall L. Walton5 , pour qui les œuvres de fiction sont la base d'un jeu de faire-semblant, écrit : « Nous n'observons pas les univers fictionnels de l'extérieur. Nous vivons en eux (dans les univers de nos jeux, non dans les univers de l'œuvre), avec Anna Karénine, Emma Bovary, Robinson Crusoé et autres, partageant leur joie et leur peine, nous réjouissant et nous désolant avec eux, les admirant et les détestant. Certes, ces mondes ne sont que fictionnels [...] Mais, de l'intérieur, ils paraissent actuels » (Walton 273). Ces trois noms fictifs sont choisis arbitrairement, sans nécessité théorique ; on peut remplacer le nom d'Emma par celui de n'importe quelle autre héroïne. On s'étonne que le jeu, uniquement basé sur la psychologie d'êtres fictifs, ne tienne pas compte des éléments narratifs, descriptifs, thématiques qui constituent la fiction. La distinction à résonance idéaliste entre «extérieur» et «intérieur» paraît peu pertinente, la lecture d'un texte, factuel ou fictionnel, étant l'expérience immédiate du langage des autres.

Lubomir Dolezel6 propose une distinction convaincante : « le texte-imaginant le monde » et « le texte-construisant le monde ». Selon lui, la proposition « Emma Bovary s'est suicidée » (Dolezel 27) appartient au premier, tandis que le texte de Madame Bovary fait partie du second. On est cependant dérouté lorsque Dolezel proclame que cette proposition doit être jugée vraie ou fausse par rapport à « l'univers fictionnel d'Emma Bovary ». Il semble y avoir ici [End Page 809] confusion dans l'utilisation d'Emma Bovary pour Madame Bovary. Notre embarras augmente lorsque Dolezel assure que, dans la phrase « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue... », il s'agit de l'image de Charles per...

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