In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Secrets d’écriture, écritures du secret :les procédures de cryptage dans Madame Bovary
  • Pierre-Marc de Biasi (bio)

Placer le cent cinquantenaire de Madame Bovary sous le signe d'une affirmation critique – « le roman comme art moderne » – conduit à s'interroger non seulement sur la « modernité » du texte de Flaubert, mais sur sa dimension inaugurale et anticipatrice. La formule paraît d'autant mieux choisie qu'elle entre immédiatement en résonance avec, au moins, trois orientations formelles sur lesquelles l'écrivain s'est exprimé explicitement pendant la rédaction de l'œuvre. La première, qui constitue peut-être la clef de voûte du projet esthétique de Flaubert, est celle qui, rapportée à cette formule, placerait l'accent tonique sur le mot « art ». Le roman comme art moderne, c'est la volonté radicale de faire du roman une œuvre d'art à part entière, contre une conception qui faisait, jusque-là, du genre narratif, le moins artistique de tous les modes d'expression littéraire. La seconde orientation serait plutôt centrée sur l'idée de « moderne ». Le roman comme art moderne exprime bien la conscience claire que manifeste Flaubert de travailler dans une histoire du genre romanesque, à un point nommé de cette histoire qui compte déjà de nombreux acquis, mais en sachant que tout ce qui précède se trouve, pour le présent de son écriture, confronté à la nécessité d'une « épochè », en faveur d'une rupture qui risque bien de bouleverser les règles de ce genre. Quant à la troisième orientation, qui combine les deux premières, elle permet d'appliquer à Madame Bovary le concept d'art moderne à tous les sens du terme, y compris, sans peur de l'anachronisme, ceux qu'il prendra au XXe siècle. Elle [End Page 779] correspondrait si l'on veut à l'ambition flaubertienne d'inaugurer un style romanesque du futur, capable d'échapper à la forclusion du temps : la vocation de son système d'écriture à renouveler les structures énonciatives, symboliques et formelles du roman, en s'adressant à un lecteur nouveau qui n'existe peut-être pas encore, mais dont il s'agit précisément de prévoir, de satisfaire et d'outrepasser les capacités interprétatives. Il me semble qu'une des solutions mises en œuvre par Flaubert pour y parvenir peut être désignée par le terme de cryptage : l'art du roman, sa modernité, sa puissance à surmonter les siècles qui viendront, supposent l'inscription du secret à l'intérieur même d'une nouvelle écriture du réel.

Le Paradoxe

À première vue, l'idée de secret s'accorde mal, et même pas du tout, avec les déclarations renouvelées de Flaubert, pendant la rédaction de Madame Bovary, sur la nécessité de passer à une « littérature exposante », la vocation de l'écriture romanesque à donner de la vie une représentation « scientifique », la nécessité pour le roman de « procéder par généralités et [d'] être plus logique que le hasard des choses ». Les professions de foi de ce type sont présentes dans la Correspondance depuis le milieu des années 1840 (voir notamment la lettre à E. Vasse du 4 juin 1846), se multiplient entre 1851 et 1856, mais restent ininterrompues jusqu'aux dernières lettres, avec une constance qui indique assez qu'il s'agit d'un véritable principe. L'idée est reprise en 1866, dans la fameuse lettre du 15 décembre où Flaubert tente d'expliquer sa méthode à G. Sand (« Je crois que le grand art est scientifique et impersonnel » Corr. 3 : 579)1 et la formule revient, quelques mois plus tard (« le roman , selon moi, doit être scientifique », février 1867). S'il s'agit d'un véritable leitmotiv, c'est que, pour Flaubert, la question touche non seulement à la méthode mais également à l'éthique de la création. Être « vrai » n'est pas un luxe esthétique de la modernité, c'est un impératif moral. À ne pas mesurer la nécessité de ce lien entre art et science, on risque non seulement de faire...

pdf

Share