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  • Introduction:ouvertures musicales
  • Katherine Kolb and Jean-Louis Pautrot

«Aujourd'hui, la musique ne doit pas faire d'exclusions », avance une jeune femme évoquée dans l'autobiographie musicale de Richard Millet1 . Et de se faire mépriser et quitter pour cette ouverture d'esprit qui se manifeste en un mélange intolérable de genres—ou plutôt de goûts—entre musique d'élite et musique des foules, « le rock et Bach, Callas et Björk ». Ce numéro de L'Esprit Créateur risque-t-il de se faire honnir de même pour l'effort d'ouverture annoncé par son titre ? Par son choix de parler « musiques », de toutes musiques comme moteurs d'imaginaires, autant que de « musique » comme l'entend Millet, à la fois « pure », « absolue » dans le sens philosophique de l'abstraction, de l'absente mallarméenne de tout bouquet, et exclusive, autoritaire même ?

On s'imagine mal, encore aujourd'hui, la scène de Millet transposée dans un autre art, preuve qu'il n'en est sans doute pas d'autre qui provoquât des réactions aussi passionnelles. À chacun 'sa' musique valant pour 'la' musique, mais n'étant au fond que la sienne, avec laquelle chacun entretient une relation aussi profonde qu'épidermique. Car, si le jazz semble accepté et hors de cause—on peut aimer Bach et Bud Powell (comme Réda, comme Millet aussi)2 —les sorties de Millet contre le rock rappelleront à certains les vitupérations d'Adorno contre le jazz : on peut y entendre une semblable conjonction de purisme, de puritanisme anti-corps, anti-femme, voire anti-homosexuel, teinté chez Millet d'anti-américanisme, de nostalgie pour un long passé culturel français, comme aussi, pourrait-on le soutenir dans une certaine mesure, chez Quignard. Pourtant Millet connaît la musique qu'il exècre ; elle fait partie de son propre passé qu'il rejette. Elle a exercé, exerce peut-être encore sur lui une certaine fascination. Peut-on alors penser que sa réaction caractérise la promiscuité toujours ambiguë avec la musique des autres, et d'abord du groupe dans sa grégarité, à laquelle nous oblige l'époque, et telle que la dénonçait Quignard dans La Haine de la musique ?3 Ce serait oublier un peu vite que pareille idée de l'envahissement par la 'mauvaise' musique constituait une constante des écrits de Berlioz au 19e siècle, de Schumann, de bien d'autres.

Mais ce qui semble avoir changé, en comparaison avec ces derniers, ce sont nos connaissances infiniment plus étendues de la diversité musicale à travers [End Page 1] le temps et l'espace, allant de pair avec la relativisation et le réexamen de l'héritage culturel proprement, hégémoniquement, classique et occidental. Comment être surpris, alors, que cette pluralisation des mémoires et cette imbrication de traditions se retrouve dans la littérature actuelle et lui confère son aspect le plus frappant ? À quelle autre époque eût-il été possible de se reconnaître à la fois en Mozart et en Charlie Parker (Christian Gailly), en Mahler et dans la musique des Antilles (Émile Ollivier), de se fasciner pour les leçons de ténèbres baroques et le blues (Pascal Quignard), de faire d'une sonate sacrée et céleste de Biber la figure d'une régénération du féminin et du maternel le plus immanent (Nancy Huston) ?

Cet absolu de la musique, toujours vivace, on le verra, chez bon nombre des auteurs examinés ici, semble ainsi trouver sa pertinence, non plus tant dans une opposition entre haute et basse culture, dans une hiérarchie des arts du concret à l'abstrait, ou dans une hypothétique transcendance, que dans une problématique instable—et variée d'auteur à auteur—du public et du privé, du générique et de l'intime (Lacoue-Labarthe, Quignard, auteurs « techno »), qui déplace le « sacré » vers le corps et ses mémoires (Barthes, Huston, Quignard), vers le sensible en tant qu'affect (Millet, Quignard, Reza, Ollivier), vers les arcanes du sujet et de la signifiance (Quignard, Réda), vers la sexuation...

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