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  • Des images malgré tout. Annie Ernaux / Marc Marie:L’usage de la photo
  • Martine Delvaux

A Annie Ernaux qui m'a conviée à jeter un regard d'abord intime sur L'usage de la photo

"L'image serait-elle cela même qui reste visuellement lorsque l'image prend le risque de sa fin?"

Georges Didi-Huberman

Tout au long de son œuvre mais surtout dans les essais écrits vers la fin de sa vie—Roland Barthes par Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, La chambre claire—Roland Barthes nous convie à la rencontre du discours critique et de l'écriture intime, proposant, comme le souligne Susan Sontag, quelque chose comme une poétique de la pensée où sont étroitement liés le sens et la mobilité de la conscience pensante, poétique et pratique qui permet une libération du critique et son apparition comme artiste.1 Il en est ainsi dans La chambre claire,2 son essai sur la photographie devenu un des classiques sur le sujet, où Barthes nous rend témoins d'une quête, récit de type initiatique vers le sens de la photographie, son essence mais, surtout, le sens qu'elle a pour lui. Voyage intellectuel tout autant que sensible, la quête de La chambre claire se déploie selon deux volets: dans un premier temps, l'opinion, l'exposé critique; dans un deuxième temps, la "palinodie," contrepoint où s'exprime, aux fins de la recherche, l'expérience privée d'un deuil. Tout au long de l'essai, les propos du penseur tournent autour d'une série de photos qui, par l'émoi et l'attrait qu'elles représentent à ses yeux, lui servent de guide.

L'hétérogénéité de l'essai (comme de l'écriture barthésienne de façon générale) qui relie le public et le privé, le scientifique et le personnel, le propos formel et les incursions dans l'imaginaire et la sensibilité, [End Page 137] n'est pas sans rappeler l'hétérogénéité de la photo elle-même que Barthes perçoit comme doublement constituée d'un studium—contenu évident, culturel, anecdotique, qui suscite un intérêt général, sage et conscient chez celui qui regarde—, et d'un punctum—détail qui traverse, fouette, zèbre la photo et frappe le spectateur en plein visage. On découvre, au fil de La chambre claire, le sens profond, pour Barthes, de ce punctum, c'est-à-dire la marque du Temps, le fait que la photo est une empreinte de "l'intraitable réalité" (184). Impression de la lumière sur un authentique référent, la photo porte la marque d'un "ça-a-été," à la fois présence réelle d'un objet, et conscience de sa disparition puisque le moment est passé. Ainsi, en conclut Barthes, "c'est parce qu'il y a toujours en elle ce signe impérieux de ma mort future, que chaque photo vient interpeller chacun de nous, un par un, hors de toute généralité" (151).

Mais il y a plus, car pour Barthes, ce que la photo engendre de façon ultime, c'est un sentiment éminemment privé, une lecture singulière analogue à une prière, et qui relève d'une "musique au nom bizarrement démodé": la pitié. "Vague plus ample que le sentiment amoureux" (179), elle le fait entrer follement dans le spectacle de la photo, "entourant de mes bras ce qui est mort, ce qui va mourir" (179). Voilà l'élan que je souhaite suivre ici, dans une analyse de L'usage de la photo d'Annie Ernaux et Marc Marie, étude que j'ai conçue comme inséparable de l'expression d'une singularité interpellée par la mort, l'écriture comme des bras ouverts sur ce qui me regarde non seulement dans cet ouvrage mais dans une autre image: celle-là même d'Annie Ernaux.

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Été 2003, Château de Cerisy. Le grain des boiseries, les mailles des tapisseries, les champs luxuriants, un cours d'eau, des fantômes, la beauté: l'histoire commence...

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