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  • Les fins de l’écriture.Réflexion et pratique du style dans les œuvres de Jean Echenoz et Pierre Michon
  • Oana Panaïté

"Chassez le style par la porte, il rentrera par la fenêtre" s'intitule l'article signé par A. Compagnon dans le numéro que la revue Littérature consacre au style en 1997.1 Cette boutade est significative du regain d'intérêt largement partagé de nos jours par écrivains et critiques pour une notion que le structuralisme avait rendue "suspecte"2 à cause de ses accointances avec les concepts de norme, ornement ou écart. Depuis le tournant des années quatre-vingt, un nombre important d'auteurs contemporains récupèrent au profit d'un renouveau stylistique complexe et pluriel les procédés de subversion textuelle propres à leurs prédécesseurs. Le brouillage de la parole, le démantèlement de la phrase, la dispersion des voix narratives ou le dévoiement de la langue sont diversement réappropriés par maintes poétiques contemporaines. Nous nous intéresserons à deux catégories de textes dont l'émergence faisant l'objet de nombreux essais critiques et débats d'écrivains a marqué l'évolution récente de la prose narrative. On distinguera, d'une part, les récits pseudo-biographiques dans lesquels les thématiques réalistes se fondent dans le creuset d'une prose d'art tissés autour de l'articulation de la grande Histoire et des existences individuelles (la série amorcée par Les Champs d'honneur de Jean Rouaud), de la mémoire familiale (Vies minuscules de Pierre Michon, L'Amour des trois sœurs Piale de Richard Millet), des vies d'artistes (Vies antérieures de Gérard Macé, Rimbaud le fils de Pierre Michon). De l'autre, les romans métafictionnels allient les formes codifiées (roman policier, récit d'aventures, roman d'anticipation) à [End Page 95] des thématiques anthropologiques telles que les identités hybrides (La Nébuleuse du Crabe d'Éric Chevillard), la banalité et l'anonymat (Monsieur de Jean-Philippe Toussaint), le fait divers (Nuage rouge de Christian Gailly), les voyages planétaires, voire interplanétaires (Je m'en vais, Nous trois de Jean Echenoz). Nous aborderons, dans un premier temps, les particularités distinctives des deux types de textes à travers une lecture stylistique des œuvres de Pierre Michon et de Jean Echenoz avant de dégager, dans un premier temps, les grandes articulations d'une poétique de la diction narrative à partir de leurs zones de partage et de leurs effets de contraste.

La chair des mots

La contamination semble être la marque de fabrique du style chez Jean Echenoz. La langue de ses romans est parodique, composée presque entièrement d'expressions figées, de poncifs contemporains ressassés par le verbiage médiatique et de termes abstraits empruntés aux sciences et à la technique. Par la reprise savante, maniériste, des clichés qui parasitent le langage ordinaire à tel point qu'ils forment la substance même des échanges quotidiens, la fiction échenozienne propose en quelque sorte une métastylistique de la langue de bois contemporaine. Dans Le Méridien de Greenwich, la voix de Paul arrive aux oreilles indifférentes de Virginie, à travers le fil téléphonique, "comme une espèce d'aliment sec, déshydraté, congelé et entortillé dans une ficelle de coton."3 La scène décrit une succession de bruits figés, qui, soustraits à leur fonction intelligible et livrés à une destination pseudo-alimentaire, ne sont pas loin des paroles gelées rabelaisiennes. C'est une anti-voix, des sons qui, bien que prononcés par un être humain, régressent à l'état mécanique, réduits à quelques opérations facilement repérables: "Elle n'arrivait pas à percevoir de scansion, ni même de respiration, dans le brouillard de ses longues phrases infestées de digressions, d'inversions, d'ellipses, de renvois, de ratures et d'énumérations [. . .]."4 Un certain formalisme dont les procédés renvoient évidemment au travail d'écriture s'infiltre dans le parler des personnages et réduit leur conversation, quelle que soit sa nature, fusionnelle ou conflictuelle...

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