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  • Beckett et la bibliothèque proustienne, ou comment la littérature apprend à se connaître
  • Éric Wessler

Quel écrivain proust est-il devenu aujourd'hui ? Il faut peut-être chercher la réponse à l'intérieur même de son livre, qui raconte, avant toute chose, quel écrivain devient Marcel.

L'aboutissement de la Recherche du temps perdu, c'est la scène où, patientant dans la bibliothèque des Guermantes, et se distrayant à observer les « belles éditions originales qu'elle contient », le personnage comprend ce qu'est la littérature, la vraie, celle qui ne se contente pas de « décrire les choses, d'en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces »1 .

Cette révélation imprime à la Recherche un mouvement en boucle, comme un retour sur soi : le récit, tel que nous l'avons suivi au fil des six volumes précédents, nous reconduit finalement au foyer de son origine ; il s'achève à l'instant où son auteur—le narrateur—l'entrevoit comme un projet :

On discerne d'autres raisons encore à l'importance qu'attachait Proust à cette forme circulaire d'un roman dont la fin se boucle sur l'ouverture. On voit dans les dernières pages le héros et le narrateur se rejoindre eux aussi, après une longue marche où ils furent à la recherche l'un de l'autre, parfois très proches, le plus souvent très éloignés ; ils coïncident au dénouement, qui est l'instant où le héros va devenir narrateur, c'est-à-dire l'auteur de sa propre histoire. Le narrateur, c'est le héros révélé à lui-même, c'est celui que le héros tout au long de l'histoire désire mais ne peut jamais être ; il prend maintenant la place de ce héros et va pouvoir se mettre à édifier l'œuvre qui s'achève, et tout d'abord à écrire ce Combray qui est à l'origine du narrateur aussi bien que du héros. La fin du livre nous rend possible et compréhensible l'existence du livre2 .

Or, c'est justement ce mouvement autoréférentiel qui, pour lui, coïncide avec la découverte de l'essence de la littérature, et avec son explicitation philosophique, dans les pages qui la suivent. Pourquoi cette coïncidence ? La réponse proustienne, bien qu'elle reste tacite, semble très positive : le destin de la littérature, c'est de s'accomplir en se prenant elle-même pour objet et pour miroir.

Revenons à l'attitude et aux pensées de Marcel devant les rayonnages de cette bibliothèque où repose, cachée sous les reliures du prince, l'image de la littérature, ou, plus exactement, l'image que s'en fait l'écrivain en devenir. Proust, parvenu à ce point critique de l'ouvrage, multiplie les ambiguïtés. Il semble reculer instinctivement à chaque fois qu'il fait un pas en avant : certes, Marcel comprend qu'il lui faut désormais réaliser son existence en une œuvre [End Page 83] d'art ; mais le livre qu'il s'apprête à écrire n'est pas tout à fait celui que nous venons de lire3 . Certes, c'est un livre réel—François le Champi—qu'il tire des rayonnages de la bibliothèque, que les Goncourt eux-mêmes ont visitée, ce qui déclenche ainsi sa grande prise de conscience ; mais c'est par un livre fictif, celui de Bergotte, qu'il a fait l'expérience du temps perdu dans la lecture. Quelque chose, dans la vision qu'il reçoit de l'essence de la littérature, semble donc l'éblouir ou l'intimider, lui, Marcel, aussi bien que Proust ; et cet éblouissement pourrait bien être causé par une interrogation qui, naturellement, et en vertu de la dynamique autoréférentielle de l'œuvre, s'impose à l'esprit : si un autre Marcel, venu après celui-ci, et vagabondant parmi les ouvrages d'une bibliothèque, tire un jour de ses étagères, non François le Champi et autre Bergotte, mais… À la recherche du...

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