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  • L'Héritage de Marcel Proust :le roman d'enfance, le roman mondain, la fresque historique et sociale
  • Pierre-Edmond Robert

Dès la parution de du côté de chez swann, Marcel Proust a voulu dissiper les malentendus qu'il craignait : qu'on ne voie dans « Combray » qu'un autre roman d'enfance1 et dans « Un amour de Swann » un roman mondain avec son intrigue psychologique et amoureuse, son « action brève avec peu de personnages », comme il l'a déclaré à Élie-Joseph Bois pour Le Temps du 13 novembre 19132 , soulignant d'emblée que ce premier volume s'inscrivait dans un ensemble beaucoup plus vaste. Pour le lecteur qui termine Le Temps retrouvé, la fresque historique et sociale qu'il contient ajoute une dimension qui ne figurait pas explicitement dans les premières déclarations de l'auteur. Celle-ci n'a pas non plus été évoquée par les premiers critiques de la Recherche du temps perdu qui n'y ont pas vu un tableau de son époque, s'inscrivant dans le modèle fourni par la Comédie humaine de Balzac.

Il est possible de s'interroger sur l'évolution de la perception de la Recherche du temps perdu par les critiques et les lecteurs, chez qui le décalage chronologique grandissant, en éloignant le monde de Proust, a modifié le point de vue. Depuis Peter Vaclav Zima, on souligne le caractère sociologique du roman de Proust3 . Jacques Dubois, dans Pour Albertine: Proust et le sens du social4 , présente le personnage d'Albertine dans son contexte social, sa représentativité collective. Loin du Faubourg Saint-Germain où les Verdurin, grands bourgeois, rêvent d'entrer, elle symbolise une bourgeoisie moyenne dont la nouvelle aisance coïncide avec la modernité des premières années du vingtième siècle. Son goût pour les sports, pour la vitesse des nouveaux moyens de transport, avions et automobiles, pour les voyages et les séjours balnéaires, annonce un monde nouveau. Celui-ci s'impose après la Première Guerre mondiale, tandis que Mme Verdurin est devenue, sans doute trop tardivement, princesse de Guermantes. Albertine est le mouvement de la vie, jusque dans sa sexualité qui ne s'embarrasse pas des conventions sociales. Quant au romancier, renouvelant dans ce domaine Stendhal, Balzac, voire Zola, il joue des rapports sociaux toujours fluctuants : rencontres improbables, ascensions inattendues, déchéances annoncées. Comme Catherine Bidou-Zachariasen dans son Proust sociologue: de la maison aristocratique au salon [End Page 26] bourgeois5 , on peut encore approfondir le regard de Proust, observateur des salons bourgeois et des maisons aristocratiques, intégrant dans la structure de son roman les conditions générales de l'évolution sociale et culturelle de son temps et les stratégies particulières de ses personnages.

On reconnaît là en filigrane un jugement de valeur implicite, présent dans l'histoire littéraire depuis sa constitution en discipline d'enseignement au début du XXe siècle : la qualité d'un roman se reconnaît à l'exactitude, la précision de la peinture des milieux représentés ; la fresque sociale est supérieure au roman intimiste, la Comédie humaine à la comédie mondaine. La conclusion qui s'impose aujourd'hui est alors bienvenue : outre le roman d'apprentissage et la découverte d'une vocation d'écrivain qui s'insèrent dans le genre autobiographique, on trouve dans la Recherche du temps perdu une représentation raisonnée de la société française, de son évolution jusqu'au lendemain de la Première Guerre mondiale, retracée dans une chronique aussi quotidienne que celle des journaux du temps. Proust analyse en historien les crises qui ont marqué les débuts de la Troisième République : la crise Boulangiste, en 1889, le scandale de Panama, en 1892, l'Affaire Dreyfus, de 1894 à 1906, les crises diplomatiques qui ont précédé la guerre de 1914-1918 : le Maroc (les incidents de Tanger, d'Agadir, en 1905 et 1911), ainsi que les guerres, Russo-Japonaise de 1904-1905, Balkaniques en 1912-1913, puis pendant le...

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