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L'Esprit Createur 46.3 (2006) 6-14



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Michelet, ou l'hystérie identitaire

Académie Française

Hystérie », Le Mot Pourrait Paraître Abusif ou choquant, appliqué au plus grand historien de la France.

Hystérique, Michelet le fut pourtant sans discussion possible. Si l'on veut bien admettre que l'hystérie, au sens clinique du mot, consiste dans la somatisation d'émotions psychologiques, dans la conversion d'affections psychiques ou mentales en symptômes physiques, tels qu'évanouissements ou hallucinations, il est impossible de ne pas déclarer profondément hystérique un homme qui, par exemple, a toujours placé à l'origine de sa vocation d'historien, comme une scène inaugurale et primitive, souvent racontée, cette visite que, tout enfant, il a faite au Musée des Monuments français, où, devant ces gisants, soudain il s'évanouit : « Je n'étais pas bien sûr qu'ils ne vécussent encore, ces blancs dormeurs de marbre étendus sur leur tombe. Doucement, Messieurs les morts ! ». Cet homme encore qui, pour sauter cette fois à la fin de son existence, a demandé que son corps fût exposé trois jours au soleil et que l'on pratiquât plusieurs entailles à son bras avant l'inhumation, de peur de se réveiller dans sa tombe. Cet historien qui saignait du nez en écrivant les massacres de Septembre—qui, lorsqu'il entre pour la première fois aux Archives nationales, voit les hommes enfouis dans la poussière des parchemins se lever pour tirer du sépulcre « qui la main, qui la tête » et se sent saisi par « la danse galvanique des archives »—scène véritablement hallucinatoire.

Ce Michelet névrosé, viscéral, ténébreux, si différent du Michelet officiel et scolaire auquel on était habitué, il date pour nous des années 1950, qui virent à la fois les débuts de la publication des quatre volumes du Journal, chez Gallimard (1959), et dans la collection des « Écrivains de toujours », au Seuil, le petit Michelet de Roland Barthes (1953) qui fit apparaître, chez ce grand malade de l'Histoire un réseau très organisé de thèmes obsessionnels. Le Journal doublait tout à coup l'histoire de la France de l'histoire de son historien. On pourrait comparer le rôle qu'il a joué dans le renouvellement de l'image de Michelet à celui que pour Proust, au même moment, a joué la découverte de Jean Santeuil et du Contre Saint-Beuve. Il en a fait le premier des historiens modernes, et du même coup, un cas.

Pour me référer à Paul Ricœur et à la distinction qu'il opère entre une mémoire pathologique et les autres formes de mémoire, pour déboucher sur ce qu'il appelle une « mémoire juste », Michelet offre le cas étrange, troublant, d'une mémoire historique exemplaire, absolue, référentielle—Michelet étant [End Page 6] la figure même de l'historien par excellence—, et qui, en même temps, s'enracine dans une mémoire totalement pathologique et hystérisée.

Sans doute n'y a-t-il pas d'historien sans passions ni subjectivité. Mais Michelet va très au-delà—c'est ce que je voudrais esquisser ici, en soulignant d'abord le rapport étroit entre les péripéties du Moi et le développement organique de l'œuvre, entre la biographie individuelle et l'histoire nationale. En mettant ensuite en relief le lien intime entre la résurrection intégrale du passé, dont Michelet s'est fait l'inventeur et l'apôtre, et son obsession maladive de la mort. En montrant enfin rapidement le résultat, sur l'image de la France, de cette puissante projection identitaire de soi.



Cet enfantement réciproque et circulaire de l'homme et de l'œuvre suffirait à différencier Michelet de tous les historiens romantiques. Nul n'en a mieux décrit le mécanisme et la dynamique que lui-même, dans ce grand texte à la fois cé...

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