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L'Esprit Createur 46.3 (2006) 79-85



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Michelet :

famille

New York University

Le mot 'famille' en français désigne tantôt un groupe de personnes liées, à différents degrés, par la filiation et l'alliance, tantôt la triade fondamentale du père, de la mère et des enfants, triade parfois réduite à deux, voire à un seul membre1 . Que cette seconde acception apparaisse de plus en plus comme l'essentielle s'explique par le remplacement graduel des familles de type nobiliaire ou paysan, enracinées dans une terre et une tradition, branchées sur un réseau de relations lignagères et communautaires, et placées sous l'autorité du père, par le ménage mobile, autonome, rassemblé par l'amour autour de la mère et des enfants, ménage caractéristique de notre civilisation moderne, industrielle et urbaine. Cette mutation, qui s'étend du XVIIIe au XXe siècle, et que hâtèrent les mesures prises par la Révolution française au nom de bourgeois individualistes et égalitaristes (notamment l'instauration du divorce, ensuite abrogé par la Restauration, et l'abolition du droit d'aînesse), cette mutation obligea les contemporains de Michelet à interroger la stabilité et la validité de l'institution familiale, dans son rapport à l'individu indépendant d'un côté, à la nation consensuelle de l'autre.

La famille repose, structurellement et juridiquement, sur l'articulation de deux axes, qui font passer les accouplements et les engendrements humains de l'ordre du naturel à celui du culturel : l'axe de l'alliance et l'axe de la filiation—soit, dans nos sociétés, monogamie indissoluble et descendance légitime. Sur chacun des axes se note, on le sait, une dissymétrie fondamentale, quoique de nos jours bien oblitérée, en faveur de l'époux dans un cas, du père dans l'autre. Ainsi constituée, la famille me semble obéir, dans son fonctionnement, à quatre paramètres. Tout d'abord, l'économique et le sexuel, dans la mesure où la famille est à la fois une unité de consommation et de production économique, et une unité de consommation et de reproduction sexuelle, qu'elle gère des héritages et des hérédités. Dans ce double domaine, l'enfant reste mineur, et la femme, financièrement dépendante et physiquement soumise à des codes très restrictifs, aliénée. Il faudra attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que s'effectuent les transformations décisives liées, d'une part, à la scolarisation des jeunes et au salariat des femmes, d'autre part, à la libération et à la maîtrise de la sexualité.

C'est au XIXe siècle par contre que commencent à s'inverser les privilèges des deux autres paramètres : l'autoritaire et le sentimental. L'autorité profita longtemps au père, 'auteur' des jours, responsable légal et modèle vénérable, [End Page 79] détenteur du pouvoir, contrôleur des avoirs et promoteur des êtres. Le paramètre sentimental, qui nous semble aujourd'hui si fondamental, ne s'impose que progressivement. Pour ce qui est de l'alliance, le Code civil de 1804 définit ainsi le mariage civil inventé par la Révolution : « société de l'homme et de la femme qui s'unissent pour perpétuer l'espèce, pour s'aider par des secours mutuels à porter le poids de la vie et pour partager leur destinée » ; de bonheur personnel, pas question… Qu'on invoque l'influence du modèle courtois, remis à l'ordre du jour par les Précieuses ; de la tradition cléricale, qui, pour récupérer l'amour profane, s'efforça de hausser l'union de l'homme et de la femme, nuptiae legales, en nuptiae mysticae ; ou surtout, au XVIIIe siècle, en Grande-Bretagne d'abord puis en France, les aspirations d'une bourgeoisie libérale moins tributaire de la coutume et du patrimoine, aussi hostile au relâchement des mœurs aristocratiques...

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