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L'Esprit Cr�ateur 46.2 (2006) 56-67



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Chassez le naturel :

Colette et Marguerite Yourcenar

Université d'Anvers

Qu'eurent-elles en commun, sinon de l'amitié pour Cocteau, et le goût d'écrire ? La première ignora superbement la seconde, la-quelle l'évoqua parmi d'autres qui auraient pu la précéder à l'Académie, mais seulement pour se rallier au refus dignement féministe de « rend[re] visite à des hommes pour solliciter leur voix »1 . Sur le tard, pressée de donner son avis sur des écrivaines aimant les femmes, « comme Gertrude Stein et Colette », Marguerite Yourcenar répondit lapidairement n'aimer ni l'une ni l'autre : « Colette, en ce qui concerne l'érotisme, tombe fréquemment au niveau d'une concierge parisienne »2 . Question de nature, sans doute. La Nature, précisément, ne les a pas laissées indifférentes.

À ses lecteurs, à ses critiques, Colette est apparue assez tôt en symbiose avec elle, comme un de ses fruits. L'auteur de Sido est « toute nature »3 , « sa sensation est directe »4 . L'histoire littéraire renchérit. On lui accorde une « inspiration sauvage », un art qui « n'est inspiré que par la sensation », des descriptions de paysages « harmonieux à sa sensualité »5 . En quoi la sensuelle contribue au crédit de la sensitive. La voici « poète dionysien »6 : si Colette a « le sens de la nature », c'est qu'« elle l'éprouve physiquement »7 . Mais les prolongements de l'affirmation la nuancent, amorcent la distinction des sens et du sens : « s'il est vrai que, presque toujours, [elle] part de la sensation », son écriture « aboutit à l'art réfléchi », où la part de la nature s'enrichit du « culte du souvenir » (Trahard15, 52)8 . Les principaux éléments du débat sont dès ce moment rassemblés. À Madeleine Raaphorst-Rousseau d'y introduire plus rigoureusement la prise en compte de l'évolution de l'œuvre : la nature et les bêtes sont avec l'amour les grands thèmes de Colette, mais il a fallu l'échec du premier amour pour que les réminiscences de l'enfance heureuse développent en elle un autre « sens de la nature », qui implique un travail de l'esprit ; ce n'est qu'« ultérieurement » que l'effet s'étend « à la nature quelle qu'elle soit », stimulée par la résurgence, dans l'écriture, du personnage de la mère—Sido—et par la découverte d'autres lieux d'évasion—Bretagne, Côte d'Azur ; quand vient la vieillesse immobile, la nature, « création […] ininterrompue », aide à dédramatiser la mort9 . À Julia Kristeva, entre autres, d'y ajouter le sel psychanalytique10 .

On peut accepter la courbe ainsi esquissée, sans toutefois la vouloir trop nette, ni exclusives ses étapes. Mais la critique a aussi son évolution, qui met [End Page 56] de plus en plus l'accent sur le caractère inventif de l'écriture11 . Appliquée à Colette, elle se défend toutefois de rompre le lien entre l'expérience et l'invention. Le paradoxe du « mentir-vrai »—emprunté à Aragon—est appelé à en rendre compte au niveau le plus général : « L'écriture de Colette [est] métaphore d'une vision du monde », « nécessaire effort qui […] humanise ce à quoi cet effort cependant ne cesse d'appartenir : la nature et ses lois »12 . Toutefois, l'ambiguïté de l'entreprise n'est pas ignorée, jusque dans la minutie descriptive : « si parfaite qu'ait été la subtilité des sens », l'avidité à pénétrer les choses, à en restituer la vérité, n'aboutit qu'à les recréer13 .

Personne ne contestera à Colette « une observation d'une acuité sans exemple »14 , plus encore une attention passionnée à ce qu'elle dépeint. Mais personne n'affirmerait aujourd'hui qu'« elle écrit comme un pommier donne des pommes », ni qu'elle décrit « sans fard, sans apprêts » la nature « telle que nous pouvons la contempler » (Larnac, 224). « La vérité "essentielle" » qui se lit dans...

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