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  • Au-delà de l’auto-fictionEcriture et lecture de Dora Bruder, de Patrick Modiano
  • Béatrice Damamme-Gilbert

"En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu'ils puissent éclairer la nuit. Mais j'espère toujours."1

Ce commentaire méta-textuel, alors que nous sommes déjà pleinement engagés dans la lecture de Dora Bruder, provoque plusieurs questions: dans quelle mesure le "je" qui s'y exprime représente-t-il un engagement personnel, "autobiographique," ou polémique, peut-être, de l'écrivain? Quelle est la portée des appels—dont l'expression est tout autant émotive que poétique—qu'il lance ici: aux lecteurs en tant que simples lecteurs imaginatifs d'une histoire, ou aux lecteurs en tant qu'êtres humains engagés dans leur siècle, capables en tout cas de mémoire et de connaissance? Quels sont les enjeux du rapport auteur-lecteur qui se noue dès les premières pages et qui va constituer un point d'ancrage important de notre réflexion?

Modiano, qui publie Dora Bruder en 1997, a déjà un très grand public de lecteurs fidèles et une longue liste de "romans" à son actif. Que la critique ait pu parler à son égard d'"autofiction,"2 que nombre de ses "romans" évoquent des épisodes autobiographiques aisément identifiables ou des personnages ayant "réellement" existé,3 que l'ambiguïté du point de vue narratif de ses livres ait souvent été soulignée,4 tout cela n'enlève rien au fait que, dans leur quasi-totalité, ils puissent fonctionner, à un certain degré du moins, comme des fictions. L'engagement du lecteur, même s'il y est convié à imaginer/ré-imaginer, ou évoquer par le souvenir, une période historique aussi trouble que celle de l'Occupation—qui figure ouvertement dans plusieurs fictions modianesques et [End Page 83] implicitement dans presque toutes—n'en reste pas moins d'abord d'ordre intratextuel, imaginatif, celui du lecteur de fiction. Avec Dora Bruder, où Modiano revient à nouveau sur l'époque qui le hante, le lecteur est pris à parti d'une manière plus directe. Même si l'on y reconnaît de nombreux ingrédients familiers, le cadre de l'univers fictif ambigu des livres antérieurs explose et Modiano trouve une voix qui s'adresse au lecteur—français tout particulièrement—avec force.

Dora Bruder est le seul des livres publiés jusqu'alors par Modiano (mis à part le scénario du film Lacombe Lucien auquel il a contribué) à faire figurer sur la couverture un nom de personne et, qui plus est, comme le révèle la première page, un nom de personne réelle dont faisait mention une annonce publiée dans le Paris-Soir du 31 décembre 1941. La précision de la référence qui invite le lecteur à aller vérifier lui-même la véracité du fait relaté5 constitue une sorte de pacte d'authenticité au cas où, familier peut-être des "romans" de Modiano, il y verrait une possible entrée en matière fictive.6 Le lecteur peut donc légitimement s'attendre à un récit centré sur une personne "réelle," un récit de vie, en tout cas l'évocation d'un destin lié à l'Occupation. La mise en titre du nom confère à cette personne un statut historique et littéraire que l'on peut considérer comme le premier acte de discours de Modiano, l'hommage qu'il lui rend: entrant dans le domaine public, Dora Bruder n'est déjà plus "une inconnue"; et l'on devine déjà que les résonances non françaises du patronyme ainsi choisi comme titre fonctionnent comme signal à élucider.7 L'attente du lecteur sera partiellement satisfaite, puisque c'est bien autour de la jeune fille du même nom que tourne le livre, mais quant à l'attente d'un vrai récit de vie, c'est en creux qu'elle laissera une marque. La minceur des faits recueillis sur Dora va constituer le fondement paradoxal du texte qui d...

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