University of Toronto Press
Pamela V. Sing - Une Adoration (review) - Francophonies d'Amerique 17 Francophonies d'Amerique 17 (2004) 165-170

Une Adoration de Nancy Huston (arles, Actes Sud; Montréal, Leméac, 2003, 403p.)

La célèbre vedette d'un one-man-show, Cosmo, a été assassinée. Dans le but d'éclaircir le mystère entourant le meurtre, pendant treize journées, une série de témoins font leur déposition à la barre du tribunal. Certains coupent la parole aux autres pour réclamer leur droit de donner leur version des «faits» ou bien pour contredire, appuyer ou corriger ce qu'on vient d'affirmer; d'autres demandant au greffier de nuancer telle ou telle autre observation. Mais s'adressant à un juge silencieux appelé «Votre Honneur», tous cherchent à répondre à la question de savoir qui avait été cet homme charismatique, adoré de presque tout le monde, et à découvrir qui lui a plongé le couteau dans le ventre. (L'arme fatale, elle, décrit la sensation d'être tenue par la main gantée de soie rose qui l'a conduite «dans les entrailles» de la victime- «Ferme et sûre était la main [...] on eût dit que mon manche avait été ciselé exprès pour en épouser la courbe. J'étais à l'aise, Votre Honneur, ainsi serré...» (p.213)-, mais ne révèle pas à qui appartenait cette main. Oui, oui, si vous n'en avez pas déjà entendu parler, dans le dernier Huston s'expriment également un certain nombre d'objets, dont ledit couteau, mais aussi, une passerelle, une baguette de pain, une glycine et un étang!) Sont notamment de la partie Elke, la serveuse avec qui le défunt a vécu une histoire d'amour inconditionnel, mais aussi d'innombrables autres individus amoureux et aimés de Cosmo, dont Jonas, le jeune amant musicien, et toutes les nombreuses autres femmes de sa vie, dont celles qui s'expriment collectivement comme le «chœur des femmes». S'y ajoutent les enfants d'Elke, le père (décédé) et la mère de Cosmo, la maîtresse du premier, la passerelle déjà mentionnée qui a assisté à la naissance de tel ou de tel autre numéro de l'acteur, la glycine, témoin du premier moment intime entre Cosmo et Elke, un expert psychiatre, un Cosmophile, etc., etc.

Or, autant de témoins, autant de points de vue et, par conséquent, de réalités subjectives. Il en résulte une image cubiste non seulement de Cosmo, mais aussi et avant tout, de «la» vérité concernant gens, objets, sentiments et événements. Les lecteurs de Nancy Huston sachant reconnaître la voix rythmique de l'auteure, son expression riche et variée, truffée de tournures et de mots savants, familiers et populaires, ainsi que son ironie, nous nous sentons à l'aise d'affirmer qu'il s'agit ici d'un suspense, d'une sorte de roman policier à la Nancy Huston. (L'auteure s'est attiré un lectorat fidèle et nombreux: à preuve, à peine deux semaines après la parution du roman, la maison d'édition Actes Sud disait devoir en attendre une autre livraison avant de pouvoir nous en envoyer un exemplaire.)

Ainsi, le roman s'ouvre sur la parole de la fille d'Elke, Fiona, dont le parler rappelle le narrateur de Cantique des plaines. Son récit de la première fois qu'elle a vu Cosmo- c'est «dans les yeux» de sa mère- a, comme deuxième phrase, une coulée de pensées [End Page 165] qui occupe, sur la page grandeur «intime» que nous connaissons aux Éditions Actes Sud, vingt et une lignes, dont voici un extrait qui permet d'en capter le ton et le style:

Beaucoup de gens habitent les yeux de ma mère il faut dire, ma mère se laisse pénétrer par n'importe qui, vous comprenez dans quel sens j'emploie le mot pénétrer, n'est-ce pas [...] elle permet à l'âme des autres de venir se mêler à la sienne, ça me donne envie de gerber Votre Honneur je vois pas pourquoi je suis obligée de partager ma mère avec le premier plouc borné [...] .
(p.15-16)

Le juge silencieux, c'est le lecteur; et Fiona, plus que tout autre locuteur, le bouscule, allant jusqu'à le malmener, tant elle anticipe nos réactions, notre perception de son énonciation, lesquelles, selon elle, gagneraient à se renouveler- «Où est mon père, vous voulez savoir. Ah que vous êtes prévisible, ça me désole, ça me déçoit. Évidemment j'aurais dû [...]» (p.17). En même temps, ses commentaires comportent une critique tantôt des tendances sociales- «de nos jours tout le monde se sépare et divorce et déménage et se quitte et se poignarde dans le dos et se trompe et se dispute et s'adopte et s'adapte et se clone et sème de petites graines à droite à gauche [...]» (p.17)-, tantôt des largesses que se permettent un narrateur- «Mais on n'est plus au xixe siècle, c'est pas possible d'embêter le juge avec des idées abstraites et des répétitions [...] il va se lasser de cette audition, il risque de balancer le livre et de partir regarder la télé!» (p.247).

Le premier témoignage terminé, c'est le frère de Fiona qui prend la parole pour dire qu'il maudit le défunt; mais cela, il le fait seulement après avoir parlé du père, son monologue lui permettant de s'exprimer au sujet de la condition des exilés, du droit à l'existence du plus petit être vivant- une existence menacée, «[m]ême une limace proteste [...]: Hé! que se passe-t-il? Arrêtez! j'ai le droit d'exister!» (p.22)- et, par voie de conséquence, de l'irrémédiabilité fascinante de la mort. C'est ainsi à la suite de ses enfants que le témoin clé, Elke, prend la parole, précisant d'emblée que les premiers ne peuvent pas comprendre: comme pour laisser entendre d'une part qu'un abîme sépare le rejeton et l'auteure de ses jours et, d'autre part, que le public fait connaissance tout de même avec le produit de la création avant de connaître le point de vue du créateur. Or elle se fait interrompre par l'expert psychiatre qui tient à souligner le lien à établir entre l'oralité et «le côté maternel de la langue maternelle». Il prétend parler d'une tendance chez Cosmo, mais le lecteur y reconnaîtra sans difficulté une interprétation à attribuer à l'écriture hustonienne.

Sur le plan thématique, Une adoration rappelle nombre de préoccupations traitées ailleurs dans l'œuvre de l'auteure, par exemple, le rapport d'amour teint de cruauté et de violence entre frère et sœur; la problématique identitaire de la femme qui, devenue mère de famille, n'en reste pas moins un être sexuel doté de désirs et de besoins intimes (le fils d'Elke crache son dégoût ou, avec sa sœur, se scandalise en entendant sa mère raconter ses ébats avec celui qu'il surnomme «le clown fornicateur»); la difficulté de s'épanouir lorsqu'on vit au sein d'un couple, d'une famille ou d'une communauté aux attitudes et aux gestes puritainement prosaïques, trop ordonnés pour admettre la joyeuse créativité que seul permet le désordre.

Or le droit au désordre ou plutôt à la liberté, l'écrivain se l'arroge, d'où le caractère multilinéaire du récit, le caractère multivalent du discours romanesque. Assumant pleinement son interculturalité, Huston exploite les interférences en elle, les transforme en inter-références, comme le préconise Michel Serres dans son essai Hermès II, [End Page 166] L'Interférence, où il postule au monde un état d'interobjectivité: les choses s'entre- informent. Dès lors, le sujet est celui qui intervient dans le monde objectif pour contrôler, organiser l'information qui circule confusément entre les choses. Dans cette perspective, connaît, pense, celui qui intercepte; crée, construit, celui qui, se percevant d'une certaine manière, engendre des objets à son image. C'est à rappeler qu'il s'agit là de la caractéristique fondamentale de tout acte créateur que sert l'épigraphe d'Une adoration, composée de deux citations, l'une de Romain Gary, l'autre, de Rainer Maria Rilke. De plus, «la romancière» prend la parole la première dans une sorte d'avant- propos adressé au lecteur, pour lui préciser le rapport entre elle et son ouvrage:

LA ROMANCIÈRE (au lecteur)

Ceci est une histoire vraie, je vous le jure. Oh, j'ai changé les noms, bien sûr; j'ai changé les lieux, l'époque, les métiers, les dialogues, l'ordre des événements et leur signification; et pourtant, tout ce que je vais vous raconter est vrai. C'est une audition comme toujours, une fantasmagorie comme toujours: les témoins vont converger ici et s'efforcer un à un de vous convaincre, de vous éblouir, de vous mener en bateau; je leur prêterai ma voix mais c'est sur vous qu'ils comptent pour les comprendre, de vous qu'ils dépendent pour exister, alors faites attention, c'est important; vous êtes seul juge... comme toujours.

Or, en même temps que la mise en relief de ce trait essentiel de l'art inventif sollicite la complicité du lecteur- celui-ci se sentira «dans le coup», puisque mis au courant du fonctionnement du roman qu'il va lire-, elle lui fera (re)découvrir la virtuosité de l'auteure. Car celle-ci semble «démystifier» son écriture et pourtant, le déploiement de son art suscitera fort probablement de l'admiration et, sans doute, du plaisir. Cela, il va sans dire que la romancière le voudrait (quel artiste ne le voudrait pas?), mais la référence à la réception réussie du texte a ici quelque chose de pathétique. Pour le voir, pensons moins à Wolfgang Iser qu'à la tendance de l'auteure à établir un lien entre certains détails biographiques et l'écriture pour nous souvenir que les multiples déplacements que Huston a connus dans son enfance et son adolescence (nous y reviendrons plus loin) l'ayant tous obligée chaque fois à conquérir un nouvel entourage ou nouveau «public», le rôle de «juge» qu'elle nous confère est lourd de sens et contribue à faire voir la pluralité du «je» hustonien comme une stratégie de survie. Huston, la blessée dans l'âme, comme nous l'appelons ailleurs (Sing, 2003), est cependant moins présente dans Une adoration que dans ses autres ouvrages, notamment Cantique des plaines.

Dans Une adoration, l'auteure met l'accent sur d'autres aspects de l'acte créateur. Ainsi, la «romancière» n'intervient explicitement comme locuteur que périodiquement, pour souligner, par exemple, la manière dont une œuvre d'art, tout comme les rejetons, acquiert sa propre «vie», indépendamment du créateur: lorsque l'assassin de Cosmo avoue enfin son acte, la romancière avoue, «Je suis surprise. Ah! pour être surprise, je suis surprise» (p.378). Du reste, c'est le portrait de Cosmo qui introduit dans le texte des commentaires ou observations au sujet de la création, en particulier sur le rapport symbiotique entre un créateur et son public. D'un côté, l'acteur, fin observateur du monde autour de lui, étudie, écoute, assimile les gestes les plus banals de la vie quotidienne afin de les reproduire sur scène, poétisés, mais non pas vidés de leur ambivalence. De l'autre côté, les spectateurs des mises en scène s'identifient à [End Page 167] l'acteur, se livrent à lui, épousent ses mots et ses gestes, acceptent, comme des êtres possédés, de ne plus exister que par sa volonté à lui et ce, même si l'artiste les oblige à faire face au côté laid de l'humanité. Dans un sketch intitulé «Explication du monde à une enfant», par exemple, d'une voix douce et affectueuse, Cosmo énumère des atrocités allant de l'expérimentation animale aux camps d'extermination, en passant par les assassinats politiques et la bombe atomique. (Comment ne pas penser au Seigneur qui, dans Dolce agonia, raconte l'affreuse mort ou l'atroce souffrance de l'un ou de l'autre des personnages, toujours avec la même voix sereine qu'Il emploie pour parler de leurs rêves et espoirs?) Force est donc de reconnaître le leitmotiv hustonien, qui consiste à mettre en relief l'aspect transformateur et, par conséquent, combatif de l'acte créateur: devenu matériau d'artiste, l'acte le plus destructeur, le plus violent, devient une source de vie et de beauté, et le quotidien le plus apparemment chaotique ou insensé s'attribue une signification. L'artiste «vi[t] par procuration» (Huston, 1981, p.186), s'alimente grâce à son entourage, mais la pratique de son art l'oblige à se servir de sa propre substance et, du coup, àse vider. Dans Une adoration, d'aucuns voient en Cosmo un parasite, mais déjà, dans sa toute première œuvre de fiction, Les variations Goldberg (1981), Huston faisait dire au personnage de la signifiante quinzième des trente variations - variation conçue sur le mode du questionnement - qu'un créateur apporte quelque chose de singulier à son public, mais aussi que les vies du public sont chacune une facette de l'artiste. Par conséquent, si malaise il y a (ou cruauté, violence, beauté, faut-il comprendre), cela provient non pas de l'œuvre d'art, mais des vies que l'artiste a choisi de mettre en scène en même temps que la musique (des notes, des mots ou du jeu, entendons).

Les lecteurs de Huston se sont en effet habitués à une écriture polyvocale et ce, depuis le récit problématique de Cantique des plaines (1993): pour les lecteurs français, Nancy Huston s'est imposée avec Instruments des ténèbres (1996) ou avec L'Empreinte de l'ange (1998)- le premier lui a mérité le prix Goncourt des lycéens aussi bien que celui du Livre Inter; le second, le prix des lectrices de Elle 1999-, mais pour nous en Amérique du Nord, du moins au Canada, c'est le prix du Gouverneur général 1993 qui nous a fait découvrir un traitement de l'identité interculturelle et du moi dialogique des plus innovateurs. L'auteure, rappelons-le, née à Calgary et vivant dans cette ville-là aussi bien que dans différents quartiers d'Edmonton jusqu'à l'âge de quinze ans, part alors habiter différentes villes aux États-Unis, mais quelques années plus tard, se déplace de nouveau pour aller en France. À l'heure actuelle et depuis une trentaine d'années, Huston divise son temps entre Paris, où elle vit de l'écriture dans un studio du Marais et la vie de couple et de famille dans un appartement, et un village berrichon.

Or, avant d'entreprendre le retour aux sources, l'auteure a refoulé le «je» canadien- anglais, marqué d'un traumatisme fondamental, à la faveur d'une renaissance joyeuse dans la langue et la culture d'adoption. Selon la théorie de l'exil attribuée à «M.» dans Lettres parisiennes, il s'agit là de la première phase de l'exil. La conception de son roman «albertain», cependant, marque la transition vers la deuxième phase de l'exil et coïncide avec cette phase, celle du retour du refoulé, du souvenir tourmenté de «tout ce qu'on a abandonné, du caractère irrévocable de la perte et de l'appauvrissement inévitable qu'elle entraîne» (p.195). Et l'auteure d'entreprendre l'expérience qui allait lui apprendre que, écrire «Je suis revenue à Calgary», constitue un non-sens dans la mesure où «le sujet et l'objet de la phrase ont subi, en vingt-cinq ans, des transformations». Cela, l'auteure l'admet dans une conférence présentée en 1994 à l'Université de Montréal. Du reste, le rapport problématique à la province natale [End Page 168] s'exprime dans le désir de maintenir une distance avec l'espace même que l'écrivain prétend réintégrer, désir qui entraîne, d'une part, la tentative d'inscrire le «je» narrateur de Cantique des plaines à Montréal et, d'autre part, une écriture chargée de désinvestir l'Alberta. Ayant étudié ailleurs ces deux sources d'ambivalence dans l'écriture hustonienne (Sing, 2001; Sing, 2003), limitons-nous ici à préciser ceci: la remémoration de la province originelle révèle le caractère intersticiel du no man's land qu'occupe l'auteure non pas canadienne-française, mais canadienne et française, sans être pour autant entièrement ni l'une ni l'autre. En outre, son anglais est tantôt canadien, tantôt américain. L'écriture, par conséquent, s'investit des contradictions ou ambivalences linguistico-culturelles du moi hustonien qui, dans les livres suivants, embrasse sa nature fragmentée et multiple pour jouir et profiter de sa valeur fécondatrice pour la création.

Le «je» écrivant des Instruments des ténèbres (1996), friand d'observations métatextuelles, dialogue avec sa muse, inscrit la création sous le signe du diable, créature multiple- «Pas de vision sans division», affirme-t-il (p.30), ce qui donne à penser que l'auteure est entrée dans la troisième phase de l'exil, celle du «désespoir serein» (Huston, 1986, p.195)-, et raconte des bribes de sa propre vie intime en même temps qu'il retrace l'histoire d'une petite paysanne violée et infanticide du xviie siècle. Prodige (1999), récit portant le sous-titre «Polyphonie», raconte trois femmes, le personnage éponyme, sa mère et sa grand-mère, toutes pianistes, faisant entendre la voix de l'une et de l'autre ainsi que celles du mari/père, d'un élève, d'un voisin et ainsi de suite. L'ordre du récit fait paraître un leitmotiv hustonien, celui de la création/ procréation: la mère est enceinte du prodige au début du récit tandis que le dénouement annonce que le bébé peut quitter l'hôpital et rentrer sans crainte. Ainsi, l'histoire du prodige pourrait être la prolepse de la trame principale, qui consiste, elle, à mettre en relief la procréation, tout aussi facilement que la grossesse de la mère pourrait être l'analepse du récit de la création. Dolce agonia (2001)met en scène une multitude de paroles, d'espaces et de temps qui sont autant de pays intérieurs solitaires, autant de blessures et d'identités partielles contribuant à définir l'un ou l'autre des douze convives réunis pour une soirée de Thanksgiving. L'emportent, en début et en finale du roman, ainsi que dans les chapitres intercalés entre ceux du narrateur, les monologues, en italiques et adressés au lecteur, de Dieu Lui-même qui raconte la mort future de chacun des convives. Comme dans Cantique des plaines, l'entretissage des identités et des temps influent sur notre perception des gens et des choses, mais l'écrivaine en est arrivée ici à produire une tension narrative qui a un curieux effet sur le lecteur: sachant le sort d'un personnage, on assiste, impuissant, à son affairement existentiel; en même temps, toutefois, se sentant impatient d'apprendre quelle sera la mise à mort décrite ensuite par le Créateur-romancier et à qui elle appartiendra, on a la bizarre impression d'être attiré davantage par la mort que par la vie. Par conséquent, l'histoire nous intéresse tout autant que l'efficacité de sa narration qui, elle, engendre chez nous quelque chose de troublant.

Que Une adoration, paru en mai 2003, non seulement donne la parole à de nombreux locuteurs, humains et objets, mais aussi fasse que nous ayons hâte de connaître l'opinion et le point de vue de chacun d'eux, l'amante comme l'amant, l'expert psychiatre comme le couteau ou la glycine, cela semble-t-il indiquer que Nancy Huston maîtrise de plus en plus l'art de la narration? Peut-on conclure à la qualité d'un roman en rapport à la réflexion sur le processus créatif qu'il comporte? Car Huston ne vise pas à simuler la sorte de réalisme qui exige que le narrateur s'efface derrière son récit. Intéressée davantage à penser la fiction et, par conséquent, à mettre en relief la dimension autoréférentielle de l'art romanesque, elle attire l'attention sur la fécondité de son [End Page 169] imaginaire. Ou plutôt de l'imaginaire tout court, vaut-il sans doute mieux dire: la sensualité de Cosmo et la force de sa présence physique sont des qualités inhérentes à l'homme, certes, mais Elke (qui se dit le porte-parole de la romancière) affirme que, lorsque son amoureux dit qu'il sera là avec elle lorsqu'elle se déshabillera avant de se coucher, sa parole stimule l'imaginaire et tout se passe comme s'il y était physiquement. Y voir un commentaire métatextuel, ce serait admettre que les histoires racontées par Huston sont d'autant plus réalistes qu'elles multiplient les aspects non objectifs, comme pour souligner l'impénétrabilité de l'action humaine. Le rôle du créateur hustonien, en fin de compte, consiste à manifester sa propre multiplicité aussi bien que celle du monde et à exposer les souples contradictions de la vérité et de la fiction, du réel et de l'imaginaire. Aussi convient-il de parler à propos des romans de Nancy Huston de réalisme magique.

Déjà en 1981, avec Les variations Goldberg, l'auteure met en scène trente individus en train d'assister à un récital du morceau éponyme. Avançant que trente invités équivalent à trente manières différentes d'«écouter», celles-ci allant de la non-écoute à l'écoute commentée et se distinguant entre elles en fonction du monologue ou du dialogue intérieur ayant inévitablement lieu en chaque personne, la «romance» se compose de trente chapitres. Chacun est une variation du thème principal qui, lui, privilégie la troisième note de la gamme d'ut, le mi («me») hustonien. Dans ce premier roman, comme dans tous les autres qui l'ont suivi, y compris l'objet principal de ce texte, l'écrivaine s'est investie, dépensée et c'est maintenant à nous non seulement de juger si nous en aimons la musique, mais aussi d'en évaluer l'intérêt littéraire. Pour Une adoration, il faudra bien reconnaître que le dernier Huston ne nous offre pas la réconfortante familiarité de nos clichés. Les perceptions et les réactions humaines mises en scène et dont le texte fait ressortir le caractère prévisible, mais aussi les leitmotive hustoniens exprimés par l'un ou l'autre des nombreux locuteurs participent tous à une diabolique mixture fantaisiste, de sorcière, qui contribue à faire surgir des choses complexes, contradictoires.

Qui était Cosmo? On finit par apprendre l'identité de son assassin, mais l'homme, au sujet de qui on possède de nombreuses informations, nous échappe. En terminant notre lecture du roman, nous sommes sûrs seulement de notre malléabilité. Lire le dernier Huston, c'est s'offrir l'occasion de fréquenter une écriture ludique et énergique, voire espiègle, qui rappellera la complexité de la réalité et l'opacité du monde tout en révélant les mots pour dire la sensualité, les sensations fortes, mais aussi la perversion et la cruauté.

Faculté Saint-Jean, Université de l'Alberta

Bibliographie

Iser, Wolfgang (1980), The Act of Reading. A Theory of Aesthetic Response, Baltimore et Londres, John Hopkins University Press, xii, 239 p., (publié originellement en allemand en 1976).

Serres, Michel (1972), Hermes II. L'Interférence, Paris, Éditions de Minuit, «Collection Critique», 237p.

Sing, Pamela V. (2001), «Écrire l'absence: Montréal et l'Alberta chez Marguerite-A.Primeau et Nancy Huston», University of Toronto Quarterly, vol.70, no3, p.737-751 (numéro consacré à Montréal vue d'en bas).

Sing, Pamela V. (2001), «Espaces albertains: identification et distanciation dans Cantique des plaines», dans Dvorak, Marta (dir.) (2003), Vision/division. L'œuvre de Nancy Huston, à paraître.



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