University of Toronto Press
Guy Poirier - Defenses legitimes, and: Le Retour a l'ile (review) - Francophonies d'Amerique 17 Francophonies d'Amerique 17 (2004) 125-127

Défenses Légitimes

de Doric Germain (Ottawa, Le Nordir, 2003, 160p.)

Le Retour à L'île

de Pierre Raphaël Pelletier (Ottawa, Le Nordir, 2003, 130p.)

Études françaises
Université de Waterloo

On pourrait comparer le roman historique de Doric Germain, Défenses légitimes, à une véritable tentative de donner la parole à ces témoins de la fusillade de février 1963 à Reesor Siding. Tout comme il le déclare lui-même en avant-propos, Doric Germain a renoncé à écrire la «vraie histoire», mais a tiré de ces événements un roman1 . C'est notamment à l'aide d'un personnage, Pierre, que le narrateur nous raconte la vie et la position difficile (sinon intenable) des bûcherons cultivateurs «indépendants» (non syndiqués) lors de la grève de la papetière Spruce Falls Power & Paper Co. Cet acte de défense légitime des travailleurs autonomes face à un conflit de travail qui, en fin de compte, ne les concernait pas, s'inscrit sur un canevas fait de descriptions réalistes de la vie rude des derniers colons du Nord de l'Ontario, de leur espoir de fonder et de faire vivre une famille, de leurs inquiétudes face à un monde où la technologie révolutionnera, dans les années soixante, le travail des bûcherons des camps. C'est aussi la vie des petites communautés francophones du Nord de l'Ontario que Doric Germain rappelle et décrit avec intelligence: les rapports difficiles entre les familles des syndiqués et celles des «scabs», l'inquiétude face à l'employeur et à la justice parlant une autre langue, l'impact psychologique d'un conflit de travail qui divisa une communauté francophone.

Si, dans les premiers chapitres du roman, le rythme de l'action est plutôt lent, les descriptions multiples et précises des détails de la vie de ces travailleurs du bois offrent au lecteur la possibilité de mieux en saisir la rudesse. Le rythme s'accélère peu à peu à partir du déclenchement de la grève illégale. Le lecteur se laisse alors prendre par l'action et ce, jusqu'à la date fatidique du 10 février 1963. L'affrontement, décrit en grande partie du point de vue du personnage de Pierre, rappelle les grands mouvements de foule des romans naturalistes:

La scène était irréelle. Presque aussi loin que Pierre et ses 20 compagnons pouvaient voir, des phares de voitures arrivaient de l'est, se rangeaient sur l'accotement de la route, du côté nord, puis s'éteignaient. (...) Si Pierre avait pu se voir ou voir ses compagnons dans l'obscurité, il aurait été frappé de leur attitude à tous qui marquait la stupeur la plus totale. Bouche ouverte, bras ballants - dont [End Page 125] quelques-uns tenaient une arme à feu -, ils semblaient pétrifiés .
(p.105)

Pierre, ce personnage qui servira au narrateur de témoin privilégié tout au cours du roman, joue un rôle encore plus important dans les derniers chapitres, lorsque le narrateur décrit ses états d'âme en prison (chap. XII), lors de sa remise en liberté temporaire (chap. XIII), et pendant le procès (chap. XIV). C'est d'ailleurs au cours du séjour en prison des bûcherons cultivateurs que Pierre entendra son compagnon d'infortune, Ladouceur, se dire à lui-même ces paroles prophétiques: «Faudrait qu'un bon jour, quelqu'un de nous autres ou de nos enfants écrive l'histoire de c'te nuite-là» (p.115).

Si le procès des bûcherons cultivateurs se termine par des verdicts de non-culpabilité accompagnés de quelques amendes, les dernières pages du roman nous laissent songeur quant à l'impact de ce type de conflit sur les petites communautés rurales qui furent décimées par l'industrialisation. Pierre doit ainsi abandonner sa bien-aimée (fille d'un travailleur syndiqué) et quitter la région; d'autres colons sombreront dans la folie ou les excès... le tout pour en arriver, en épilogue au roman, à un difficile constat d'échec de l'entreprise de colonisation du Nord de l'Ontario. Si l'industrie du bois a peut-être permis la survie des colons implantés sur des terres ingrates, le contact avec la civilisation industrielle acheva ce que la nature n'avait pu faire: briser une communauté et en disperser les habitants.

Pierre, le narrateur, nous raconte dans Le Retour à l'île, le plus souvent à la première personne, ce retour impossible à un passé à jamais disparu. En utilisant une suite de courts tableaux (parfois d'à peine une page), le narrateur nous livre, à la manière d'un monologue intérieur entrecoupé de dialogues, de lectures des cahiers de son frère (Bernard-Jean) ou d'exclamations en discours indirect libre, cette détresse face à un retour à l'enfance impossible. Si le narrateur parvient à s'élever, à plusieurs reprises, contre la destruction du quartier de son enfance, sur l'île de Hull (entre le ruisseau de la brasserie Dow et la rivière des Outaouais)2 , le frère de ce dernier est vraisemblablement atteint dans son être par ce drame:

Après le grand coup d'éclat de la destruction du Vieux-Hull et des migrations nombreuses que cela provoqua, il se mit à écrire avec plus de célérité. Plus intensément. Plus souffrant qu'avant. Atteint d'un mal qui était aussi le mien .
(p.14)

Ce drame ontologique, c'est aussi le drame de l'écriture. Le narrateur, à la lecture des cahiers de son frère, participe d'ailleurs lui aussi à cette lutte entre l'écriture et le temps: «Du moins, il espère arriver à écrire quelque chose qui échappe au temps» (p.15). L'écriture des deux frères s'entremêle alors, parfois à ne plus savoir qui écrit et qui lit. Le lecteur n'est donc pas surpris de tomber sur une remarque à propos des vies parallèles des deux frères: «C'était moi et mon frère. Nous étions tous les deux dans le même espace. Nous étions l'envers et l'endroit d'un même temps» (p.47).

Pourtant, lorsque la manifestation des expropriés de l'île tourne à la casse, lorsque les policiers attaquent les manifestants à coups de matraques, c'est bien Bernard-Jean qui reçoit un coup à la tête et se retrouve à l'hôpital (p.61). Le roman explore alors un rapport nouveau entre les deux frères: un fossé se creuse entre eux; c'est celui de la folie d'un Bernard-Jean qui entre bien vivant dans un univers de paranoïa et de violence: «- Si seulement je pouvais m'évader. Si je reste plus longtemps ici, ils vont me tuer. J'en suis certain» (p.66). Bernard-Jean se rétablira, prendra «ses médicaments [End Page 126] régulièrement», mais de nouveau chavirera, prêt à entraîner son frère: «Gros Jean comme devant, mon frère joue avec sa vie et la mienne dans des personnages dont l'identité n'est point certaine. Mais que puis-je faire de plus que de souffrir avec lui?» (p.84)

Que faire de plus? La réponse se trouvera dans l'unique paragraphe du court chapitre 39:

Bien que Bernard-Jean ne cesse de détruire tout le sens de cette écriture, par à-coups, j'écris sans rien, sans histoire, avec l'idée du bien. Celle d'arrêter de ne plus écrire pour tenter de me perdre. Au commerce de l'épouvantable, peut-on raconter une histoire sur le dos des vivants?
(p.87)

La suite du roman présente Bernard-Jean ayant renoncé à la parole (p.101), puis de nouveau en proie au délire (p.110 et 117) et à la souffrance (p.118). Si le narrateur essaie de ressusciter l'image de son grand-père, Cybil, ou s'attache à son ami Jules, rien ne semble vraiment pouvoir guérir cette souffrance et cette déchirure fraternelle.

Au chapitre 63, les voisins du narrateur lui rendent visite et parlent de Bernard- Jean au passé. Est-il décédé? A-t-il plongé dans la folie ou s'en est-il dégagé? C'est en fait peut-être Pierre, le narrateur, qui vit son deuil de lui-même (p.120). La suite du roman s'ouvre alors sur un grand mouvement: le narrateur marche, se promène, se déplace (p.118, 121, 124, 126), à la manière d'un «pèlerin sans religion». Cette «marche», c'est aussi le mouvement de l'écriture, qui se cherche, qui tente d'organiser son espace. Si l'ami Jules accompagne d'abord le narrateur promeneur, ce dernier se fait bientôt solitaire, marche «à la lisière de rien» (p.127). Deux fins semblent alors se partager les dernières pages du roman: l'une impliquant les deux frères, lorsque Bernard-Jean et le narrateur retrouvent leur île; et l'autre disparaissant derrière l'écran de la narration: «Avec ou sans moi, j'écris... Je narre le non-sens de l'instant (...) Une narration, une vie sans auteur» (p.129).

Endnotes

1. Doric Germain (2003), Défenses légitimes, Ottawa, Le Nordir, p.8. La pagination sera désormais directement incluse dans le texte.

2. Pierre Raphaël Pelletier (2003), Le Retour à l'île, Ottawa, Le Nordir, p.60. La pagination sera désormais directement incluse dans le texte.



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