University of Toronto Press
Terry Nadasdi, Raymond Mougeon, and Katherine Rehner - Expression de la notion de «vehicule automobile» dans le parler des adolescents de l'Ontario - Francophonies d'Amerique 17 Francophonies d'Amerique 17 (2004) 91-106

Expression de la notion de «véhicule automobile» dans le parler des adolescents francophones de l'Ontario

Université de l'Alberta,
Université York

Dans le présent article, nous présentons les résultats d'une analyse sociolinguistique centrée sur un phénomène de variation linguistique observé dans le parler des adolescents francophones de quatre localités de l'Ontario. Il s'agit de l'usage des synonymes char, machine, auto, automobile et voiture pour exprimer le concept de «véhicule automobile». Si ces locuteurs sont entièrement scolarisés en français, ils ne maintiennent pas tous le français au même niveau en dehors de l'école. La prise en compte de ces différences permet d'étudier l'influence de facteurs tels que le contact avec l'anglais, le niveau de maintien du français dans la vie de tous les jours, la scolarisation en français et la localité de résidence sur l'usage des cinq synonymes sus-mentionnés. Notre analyse porte aussi une attention particulière à l'influence des facteurs linguistiques (les contextes dans lesquels sont inclus les synonymes), de l'appartenance socio-économique et du sexe des locuteurs.

Recherche antérieure sur ces synonymes

À notre connaissance, il n'y a qu'une seule recherche sociolinguistique portant sur l'usage de mots qui expriment le concept de «véhicule automobile». Il s'agit de l'étude de Martel (1984) dans laquelle l'auteur analyse l'usage de ces synonymes en français québécois à partir des données du corpus de Beauchemin et Martel (corpus sur le français parlé de l'Estrie). Martel a constaté que les locuteurs francophones de cette région du Québec n'employaient pas moins de cinq «variantes» (terme employé en sociolinguistique pour désigner les éléments linguistiques dont la valeur sémantique ou fonctionnelle est équivalente)1 pour exprimer le concept de «véhicule automobile». Il s'agit des mots auto, char, machine, automobile et voiture. Le tableau 1 ci- dessous fournit des informations sur la fréquence des cinq variantes en question dans le corpus de Beauchemin et Martel. [End Page 91]

Fréquence des variantes qui désignent le concept de «véhicule automobile» dans le corpus du français parlé en Estrie
Click for larger view
Tableau 1
Fréquence des variantes qui désignent le concept de «véhicule automobile» dans le corpus du français parlé en Estrie

Comme le montre le tableau 1, Martel a trouvé que la variante la plus fréquente dans le corpus est auto (42% des occurrences), que les variantes char, machine et automobile ont des taux de fréquence intermédiaires et que la fréquence de la variante voiture est marginale. Cette variante est fréquemment employée en français européen. Sa rareté dans le français parlé de l'Estrie reflète peut-être le fait qu'à l'époque où Beauchemin et Martel ont recueilli leur corpus (dans les années 1970), le mot voiture évoquait encore l'image d'une «voiture à cheval» et que pour éviter la confusion on tendait à l'éviter pour désigner un «véhicule automobile»2 . Par ailleurs, à cette époque, les Québécois avaient nettement moins de contacts avec les Français qu'ils n'en ont maintenant. Il serait donc intéressant de vérifier si durant les décennies suivantes la fréquence de la variante voiture a augmenté en français québécois.

Dans son étude, Martel fait aussi plusieurs observations sur l'effet des facteurs sociaux sur la fréquence des variantes. Le mot char est associé à une distribution sociale typique des traits du français québécois vernaculaire; il est surtout employé par les locuteurs de la classe ouvrière, et sa fréquence est marginale dans le parler des professionnels. Auto est la variante préférée des professionnels; elle est aussi associée au parler des locuteurs de moins de 30 ans. La variante automobile se trouve notamment dans le parler des locuteurs d'âge moyen; cette forme est perçue comme étant hypercorrecte. Pour ce qui est de machine, cette forme est associée au parler des locuteurs plus âgés (51% des occurrences), et sa fréquence est marginale dans le parler des professionnels et des locuteurs les plus jeunes (seulement 5% des occurrences dans le parler de ces deux groupes). Finalement, bien que la raretéde voiture dans le corpus (8 occurrences sur 368) ne permette pas de déterminer avec certitude ses connotations sociales, on note que six des emplois de cette variante se retrouvent dans le parler des deux groupes qui sont en haut de l'échelle des professions.

Emploi des variantes dans le français parlé des adolescents franco-ontariens

Méthodologie

Le corpus de Mougeon et Beniak a été recueilli à la fin des années 1970. Le fait que le corpus de Mougeon et Beniak et celui de Beauchemin et Martel ont été recueillis tous les deux au cours des années 1970 est propice à la comparaison. Par ailleurs, on doit garder à l'esprit que dans une perspective socio-historique, les français ontarien [End Page 92] et québécois sont des dialectes génétiquement reliés, car la communauté franco-ontarienne est en grande partie le résultat de plusieurs courants migratoires en provenance du Québec, deuxième fait qui incite à la comparaison interdialectale. Une telle comparaison permet notamment d'examiner l'influence de la transplantation du français québécois dans un milieu majoritairement anglophone3 .

Comme le corpus de Beauchemin et Martel, le corpus de Mougeon et Beniak a été recueilli dans le cadre d'entrevues individuelles semi-dirigées enregistrées, au cours desquelles les locuteurs étaient invités à discuter d'une série de questions susceptibles de les intéresser. Pour constituer leur corpus, Mougeon et Beniak ont eu recours à un échantillon de 118 adolescents qui étaient tous inscrits dans les écoles secondaires de langue française de Hawkesbury (une localité où les Franco-Ontariens sont majoritaires) ainsi que de Cornwall, de North Bay et de Pembroke (des localités où les Franco- Ontariens sont minoritaires).

Une dimension originale du corpus de Mougeon et Beniak est qu'il permet d'examiner l'usage des variantes linguistiques dans le parler de groupes de locuteurs qui maintiennent le français à des niveaux nettement différents dans la vie de tous les jours et notamment dans les situations où la communication se fait en langue vernaculaire - avec les membres de la famille et les amis, au foyer et en dehors du foyer (voir tableau 11en appendice). Parmi ces 118 locuteurs, nous avons distingué trois groupes: a)ceux dont l'usage du français ne connaît pas de restriction sensible, qui emploient toujours ou souvent le français dans les situations mentionnées plus haut - ils sont désignés ici, par commodité, par le terme locuteurs non restreints; b)ceux dont l'usage du français est relativement restreint (locuteurs semi-restreints), qui emploient à la fois le français et l'anglais dans les situations en question; c)ceux dont l'usage du français est fortement restreint (locuteurs restreints), qui emploient le français surtout à l'école et communiquent surtout en anglais dans les situations en question.

Le corpus de Mougeon et Beniak est donc idéalement constitué pour mesurer différentes dimensions de la restriction dans l'emploi du français: a)l'effet de la sous-utilisation du français - par exemple, la simplification morphosyntaxique (voir, entre autres, Mougeon et Beniak, 1995; Nadasdi, 1995); b)l'effet du bilinguisme autrement dit, le contact avec l'anglais - par exemple, l'emprunt lexical (voir, entre autres, Mougeon et Beniak, 1991); c)l'effet de deux variables «opposées» - le maintien du français dans les domaines associés au français vernaculaire (facteur favorable à la conservation des traits du vernaculaire) et la sous-utilisation du français dans ces domaines (facteur qui renforce l'effet standardisant de la scolarisation en français) (voir entre autres Mougeon et Beniak, 1991; et Mougeon et Beniak, 1989).

Dans le cadre de la présente étude, en plus de vérifier si l'usage des variantes qui désignent le concept de «véhicule automobile» par les adolescents franco-ontariens est similaire à celui des Québécois, nous sommes particulièrement intéressés à savoir si:

  • la répartition sociale des variantes est semblable à ce qu'on trouve au Québec;
  • l'emploi des variantes entre en corrélation avec la restriction dans l'emploi du français;
  • la langue de contact, à savoir l'anglais, influence le choix des variantes;
  • l'emploi des variantes entre en corrélation avec le contexte linguistique. [End Page 93]

Résultats

Répartition fréquentielle des variantes dans le corpus

Les données sur la fréquence générale des variantes dans le corpus de Mougeon et Beniak sont présentées au tableau 2. Ces données révèlent les tendances suivantes:

  • auto est la variante la plus fréquente, comme dans le corpus du français parlé en Estrie. Toutefois, contrairement aux francophones de l'Estrie, les adolescents franco-ontariens emploient cette variante plus souvent (62% versus 42%);
  • la variante char occupe le deuxième rang fréquentiel (27% des occurrences);
  • automobile occupe le troisième rang, mais sa fréquence est plutôt faible (9% des occurrences);
  • voiture est une variante tout aussi marginale qu'en français parlé de l'Estrie (2% des occurrences dans les deux corpus);
  • machine est totalement absente du parler des adolescents franco-ontariens. Ce dernier résultat n'est guère surprenant si l'on tient compte du fait que, dans le corpus de Beauchemin et Martel, cette variante est surtout employée par les locuteurs âgés (plus de 50 ans) et qu'elle est marginale dans le parler des jeunes;
  • finalement, exception faite de l'absence totale de machine, la hiérarchie fréquentielle des variantes est la même que celle que révèle le corpus de Beauchemin et Martel.

En bref, les données sur la fréquence générale des variantes renforcent l'idée que le français ontarien et le français québécois sont des dialectes du français canadien apparentés.

Fréquence des variantes qui désignent le concept de «véhicule automobile» dans le parler des adolescents franco-ontariens
Click for larger view
Tableau 2
Fréquence des variantes qui désignent le concept de «véhicule automobile» dans le parler des adolescents franco-ontariens

Nous allons maintenant examiner l'effet des paramètres linguistiques et extra-linguistiques sur la fréquence d'emploi des variantes, notamment des paramètres reliés au bilinguisme et à la restriction dans l'emploi du français, facteurs qui sont propres aux Franco-Ontariens. [End Page 94]

Effet des facteurs linguistiques

Dans son étude, Martel n'a pas mesuré l'effet des facteurs linguistiques sur la fréquence des variantes. Dans la présente étude, nous avons tenu compte des deux facteurs suivants: a)l'emploi d'une des variantes dans les questions posées par l'interviewer; b)l'élément linguistique qui précède la variante.

Notre examen du premier facteur part de l'idée que le choix d'une variante par l'interviewer pouvait exercer un effet mimétique sur le locuteur, ce dernier reprenant la variante employée par l'interviewer. L'effet de mimétisme a déjà été démontré par Nadasdi (2002) dans une étude des verbes qui désignent le concept d'«habiter» dans le parler des adolescents franco-ontariens. Par exemple, Nadasdi a trouvé que la fréquence générale de la variante rester dans le corpus de Mougeon et Beniak était de 42% et que cette fréquence atteignait presque 80% lorsqu'elle isolait les contextes où l'interviewer employait le verbe rester dans une question posée à l'élève. Dans le cas des variantes sur lesquelles porte la présente étude, nous avons trouvé relativement peu de questions dans lesquelles l'interviewer a employé une des variantes à l'étude (dix en tout). À chaque fois, cependant, l'élève a repris la variante utilisée par l'interviewer. Il semble donc que, dans la présente étude, il y ait aussi un effet de mimétisme. L'exemple 2) ci-dessous illustre cet effet: nous voyons que l'emploi du mot auto par le locuteur fait écho à l'emploi de ce même mot dans une question posée par l'interviewer4 .

2) Interviewer: Ah! L'école garde l'auto?
Élève: Oui, garde l'auto
(Pembroke 32)

Pour ce qui est des éléments linguistiques qui précèdent la variante, nous avons considéré: a)la présence d'une préposition; b)la présence d'un adjectif; c)la présence d'un déterminant (ex. article, adjectif démonstratif, etc.). Ces trois cas de figure sont illustrés par les exemples 3) à 5) où l'élément en question est signalé à l'aide de caractères en italique:

3) Comment j'me rends là? en auto (Cornwall 03)

4) y'était le plus beauchar au monde comme, comme en anglais «cool» là (Cornwall 08)

5) y'a un, un auto stationné là-bas (North Bay 19)

La répartition fréquentielle des variantes en fonction de l'élément précédent est présentée au tableau 3.

Fréquence des variantes en fonction de l'élément précédent
Click for larger view
Tableau 3
Fréquence des variantes en fonction de l'élément précédent
[End Page 95]

Comme le montre le calcul de la fréquence des variantes, c'est la variante auto qui apparaît le plus souvent après une préposition. Il s'agit, en l'occurrence, surtout de la préposition en, comme dans l'exemple 3 ci-dessus; toutefois, on trouve aussi quelques exemples de la tournure parauto. Ces exemplesreflètent peut-être l'influence de la tournure anglaise by car ou un effet analogique de la locution par avion. Par contraste, la variante char n'est que marginalement utilisée après une préposition. Nous n'en avons trouvé qu'une seule occurrence (après en) et il est remarquable que le locuteur qui l'a produite s'est immédiatement «corrigé» et a substitué auto à char ([...] en char, en auto [...]). Notons aussi qu'il semble exister une tendance à utiliser char plus fréquemment lorsque cette variante est précédée d'un adjectif; cependant, étant donné que dans ce contexte il y a peu d'occurrences des variantes, la plus grande fréquence de char dans ce contexte est sujette à caution. Quant aux variantes automobile et voiture, leur faible taux d'occurrence ne nous permet pas de savoir si elles sont «favorisées» par un contexte particulier.

Pour confirmer l'effet de l'élément précédent sur la fréquence d'emploi des variantes, nous avons utilisé le logiciel d'analyse factorielle par régressions multiples GoldVarb II (Rand et Sankoff, 1990). Ce logiciel ne pouvant traiter que des choix binaires, nous avons limité notre analyse aux deux variantes principales, à savoir auto et char. Les résultats de l'analyse GoldVarb sont présentés au tableau 4.

Effet de l'élément précédent sur la fréquence des variantes auto et char
Click for larger view
Tableau 4
Effet de l'élément précédent sur la fréquence des variantes auto et char

Cette analyse confirme qu'il existe une forte corrélation entre la présence d'une préposition et la probabilité d'occurrence de la variante auto, et qu'inversement, la probabilité d'occurrence de la variante char dans ce contexte est faible (tel qu'indiqué par les différences d'effets factoriels: .86 vs .14). Dans les deux autres contextes, les variantes auto et char ont une probabilité d'occurrence à peu près équivalente. Nous pourrons donc conclure à l'existence d'une forte association entre la variante auto et les prépositions en et par, que nous pouvons interpréter comme l'indice d'une tendance au figement.

Effet des facteurs sociaux

Nous avons calculé la répartition fréquentielle des variantes en fonction de deux paramètres sociaux: le milieu socio-économique d'origine des élèves (tel qu'indiqué par la profession de leurs parents) et le sexe. Les résultats qui concernent le premier paramètre sont présentés au tableau 5. [End Page 96]

Fréquence des variantes en fonction de l'appartenance socio-économique des élèves
Click for larger view
Tableau 5
Fréquence des variantes en fonction de l'appartenance socio-économique des élèves

Le lecteur se souviendra que Martel avait trouvé que la variante voiture semblait être associée au parler des locuteurs des couches socio-professionnelles les plus élevées. Les pourcentages de fréquence en fonction de l'origine socio-économique des adolescents que nous avons trouvés pour cette variante vont à l'encontre des résultats de Martel. Toutefois, étant donné la fréquence marginale de cette variante dans le parler des adolescents, il serait sans doute plus prudent de conclure que l'influence de la classe sociale sur cette variante ne peut être déterminée. La variante automobile est employée un peu plus souvent que voiture, mais, une fois de plus, la relation avec la classe sociale des locuteurs ne semble pas évidente. En ce qui concerne les deux variantes principales, auto et char, nous constatons que, comme dans l'étude de Martel, auto tend à être associée au parler des locuteurs des couches sociales plus élevées, mais les différences de fréquence intergroupes sont assez faibles et la corrélation n'est pas linéaire (nous nous serions attendus à ce que les locuteurs de la classe moyenne aient le taux de fréquence le plus élevé). Dans le cas de la variante char, la relation avec l'appartenance socio-économique semble inexistante puisqu'il n'y a pratiquement aucune différence de fréquence entre les trois groupes sociaux. Ce résultat reflète peut- être en partie le fait que notre corpus a été recueilli auprès d'adolescents, locuteurs qui, généralement, tendent à faire un plus grand usage des formes vernaculaires que les autres locuteurs (voir Labov, 1972). Martel serait peut-être arrivé à ce même résultat s'il avait examiné l'appartenance socio-économique à l'intérieur de ce groupe d'âge.

Nous avons poussé plus loin l'analyse de l'effet du facteur socio-économique à l'aide du logiciel GoldVarb - les quatre municipalités confondues et dans les localités de Pembroke, de Cornwall et de North Bay considérées séparément5 . Au moyen de cette dernière analyse, nous voulions vérifier si l'effet du facteur socio-économique pouvait varier d'un endroit à l'autre, tel que l'avait trouvé Nadasdi (1995) dans une étude consacrée au redoublement de sujet (mon frère il a trouvé un emploi vs mon frère a trouvé un emploi)6 . Les deux analyses factorielles sont arrivées à la même conclusion: le facteur socio-économique n'exerce pas d'effet significatif sur la fréquence d'emploi de char ni sur celle d'auto.

Examinons maintenant la répartition fréquentielle des variantes en fonction du sexe des locuteurs telle qu'elle apparaît au tableau 6. [End Page 97]

Fréquence des variantes en fonction du sexe du locuteur
Click for larger view
Tableau 6
Fréquence des variantes en fonction du sexe du locuteur

Contrairement à ce que nous venons de constater relativement au facteur socio-économique, il existe une association entre le sexe et la fréquence des variantes, du moins pour ce qui concerne les deux variantes principales (auto et char). En effet, nous avons trouvé que les adolescentes emploient plus souvent la variante auto que les adolescents et, inversement, que les adolescentes emploient moins souvent la variante char que les adolescents. Cette association est conforme à une tendance fréquemment attestée dans les travaux de recherche sociolinguistiques sur le français et d'autres langues (voir Labov, 1999). Comme le montre les données du tableau 7, l'association avec le sexe des locuteurs révélée par les données fréquentielles est confirmée par l'analyse GoldVarb qui oppose auto et char. Cette analyse révèle que le facteur sexe exerce un effet significatif sur l'emploi de ces deux variantes et que cet effet va dans le sens indiqué par les pourcentages de fréquence.

Effet du sexe du locuteur sur la fréquence des variantes auto et char
Click for larger view
Tableau 7
Effet du sexe du locuteur sur la fréquence des variantes auto et char

On peut remarquer que les résultats concernant l'effet des facteurs sociaux vont dans le sens de ce que Mougeon et Beniak (1991) ont déjà trouvé dans le cas d'autres variantes. Par exemple, dans leur étude des variantes m'as, je vas, et je vais, ils ont constaté que le facteur socio-économique n'avait pas d'effet sur l'emploi de m'as, mais que l'effet du sexe était le même que celui que nous avons trouvé dans la présente étude, en ce qui concerne char: les adolescents emploient plus souvent m'as que les adolescentes.Cela dit, Mougeon et Beniak (1991) ont aussi attesté des variantes vernaculaires dans lesquelles ils pouvaient observer un effet convergent des facteurs socio- économiques et de sexe. Par exemple, la conjonction so, variante de la conjonction alors ou donc (ex. il est pas bilingue so il trouvera pas d'ouvrage ici),est à la fois associée au parler des élèves de sexe masculin et de la classe ouvrière. Dans le cas d'autres variantes vernaculaires, l'effet prononcé du facteur socio-économique est manifeste. Ainsi, la variante sontaient ou le à de possession (pour étaient et de), comme dans les chiens à mon père ils sontaient méchants, sont surtout employées par les adolescents provenant d'un milieu ouvrier. Nous pouvons donc formuler l'hypothèse que dans le parler des adolescents franco-ontariens, la variante char et sa contrepartie auto sont dotées d'une marque sociale qui n'est pas très forte. [End Page 98]

Effet de la restriction dans l'emploi du français

Les données sur la répartition fréquentielle des variantes selon le niveau de restriction dans l'emploi du français sont présentées au tableau 8. Si nous nous concentrons sur les deux variantes principales, char et auto, nous constatons que ce sont les locuteurs restreints qui emploient le moins souvent char et le plus souvent auto. Ce résultat reflète le fait que ces locuteurs emploient le français surtout à l'école et qu'ils sont donc nettement moins exposés au français vernaculaire que les deux autres groupes d'adolescents. Cela dit, il est remarquable que la variante char ne soit pas complètement absente du parler des locuteurs restreints, et donc que la standardisation de leur parler ne soit que relative. C'est là un trait qui distingue ces locuteurs des élèves d'immersion du même âge. En effet, comme l'a bien montré la recherche sociolinguistique sur le français parlé des élèves d'immersion (voir Mougeon, Nadasdi, et Rehner, 2002, pour une synthèse de cette recherche), ces élèves n'utilisent jamais ou utilisent seulement marginalement les variantes vernaculaires. Cette différence est sans doute en partie attribuable au fait que, contrairement aux élèves d'immersion, les locuteurs restreints sont scolarisés dans des écoles où ils côtoient des élèves qui emploient le français vernaculaire, et donc qui constituent une source d'exposition aux variantes vernaculaires7 .

Fréquence des variantes en fonction du niveau de restriction dans l'emploi du français
Click for larger view
Tableau 8
Fréquence des variantes en fonction du niveau de restriction dans l'emploi du français

Le tableau 8 montre que les locuteurs semi-restreints emploient plus souvent char que les deux autres groupes d'adolescents. Ce dernier résultat est inattendu. En effet, la plupart des travaux consacrés au français des adolescents franco-ontariens nous apprennent que ce sont les locuteurs non restreints (et non pas les locuteurs semi-restreints) qui emploient le plus souvent les variantes vernaculaires8 .

Pour expliquer ce résultat inattendu, nous pouvons invoquer deux facteurs. Le premier réside dans le fait que le mot char est similaire au mot anglais car, de par sa forme phonétique et son sens. Comme telle, la variante char est susceptible d'entraîner un phénomène de convergence dans le parler des locuteurs bilingues, ces derniers employant de préférence les formes linguistiques où leurs deux langues se rejoignent (Klein-Andreu, 1980; Romaine, 1991). Or, comme l'ont montré Mougeon et Beniak (1991), c'est parmi les locuteurs semi-restreints que se trouve la proportion la plus élevée de «bilingues équilibrés». Le deuxième facteur est que, comme nous l'avons vu plus haut, les locuteurs semi-restreints sont exposés au français vernaculaire en dehors de l'école.

En d'autres termes, l'effet combiné des deux facteurs serait à l'origine du fait que les locuteurs semi-restreints affichent le taux le plus élevé d'usage de la variante char. [End Page 99] Dans le cas des autres groupes d'adolescents, c'est principalement l'un ou l'autre de ces deux facteurs qui influence la fréquence de char. Les locuteurs non restreints reçoivent certes une exposition maximale au français vernaculaire, mais ils sont nettement moins bilingues que les deux autres groupes. Quant aux locuteurs restreints, ils sont certainement fort exposés à l'anglais, mais leur exposition au français vernaculaire est plus faible.

Afin de confirmer les différences de fréquence intergroupes révélées par le tableau8, nous avons effectué une analyse factorielle à l'aide de GoldVarb en nous concentrant sur les deux variantes principales auto et char. Les résultats de cette analyse sont présentés au tableau 9.

Effet du niveau de restriction dans l'emploi du français sur la fréquencedes variantes auto et char
Click for larger view
Tableau 9
Effet du niveau de restriction dans l'emploi du français sur la fréquencedes variantes auto et char

Comme on peut le constater, l'analyse factorielle a confirmé les données fréquentielles. Le logiciel GoldVarb nous révèle aussi que les locuteurs semi-restreints se distinguent des deux autres groupes de locuteurs par la probabilité d'emploi de la variante char la plus élevée (effet factoriel de près de .60) et les locuteurs restreints, par la probabilité d'emploi de la variante auto la plus élevée (effet factoriel de .66).

Effet de la localité de résidence

Pour comprendre l'association entre la localité et la fréquence d'emploi des variantes, on doit garder à l'esprit que dans chacune des quatre communautés où Mougeon et Beniak (1991) ont recueilli leur corpus, les francophones représentent une proportion plus ou moins importante de la population locale: 85% à Hawkesbury, 35% à Cornwall, 17% à North Bay et 8% à Pembroke. Dans nombre d'études effectuées à partir du corpus de Mougeon et Beniak, il ressort que ce sont les adolescents de Hawkesbury qui emploient le plus souvent les variantes vernaculaires. Ce résultat est compréhensible, car nous avons vu plus haut que dans le corpus de Mougeon et Beniak, tous les adolescents de cette localité maintiennent le français au niveau maximum ou à un niveau très élevé. En d'autres termes, tous ces adolescents communiquent souvent en français en dehors de l'école et en particulier dans les situations qui sont associées à l'emploi du français vernaculaire, par exemple avec les membres de la famille au foyer, avec les amis au foyer ou en dehors du foyer (voir tableau 11 en appendice). Or, dans la présente étude, comme le montre le tableau 10, ce sont les adolescents de Hawkesbury qui emploient la variante «vernaculaire» char le moins souvent. Pour expliquer ce résultat inattendu, nous pouvons invoquer deux facteurs. Premièrement, dans le sous-corpus de Hawkesbury, le nombre total de mots qui expriment le concept de «véhicule automobile» est relativement faible (12 occurrences). Il se peut donc que la [End Page 100] répartition fréquentielle des variantes dans ce sous-corpus soit quelque peu aléatoire. Autrement dit, il est possible que si nous avions obtenu dans le parler des adolescents de Hawkesbury un nombre d'occurrences des quatre variantes en question plus élevé, nous aurions pu observer une répartition fréquentielle plus conforme à la tendance générale énoncée plus haut. La deuxième explication réside probablement aussi dans le fait que nous avons trouvé une forte association entre l'emploi de la variante char et les locuteurs semi-restreints (voir section précédente). Or, parmi les adolescents du sous-corpus de Hawkesbury, il n'y a qu'un seul locuteur semi-restreint. Par contraste, dans les trois autres sous-corpus, nous sommes en présence de proportions importantes de locuteurs semi-restreints (62% à North Bay, 43% à Cornwall et 35% à Pembroke) (voir tableau 11 en appendice). À ce sujet, il est remarquable que la fréquence d'emploi de la variante char reflète l'importance de la présence des locuteurs semi-restreints dans les trois agglomérations: plus élevée à North Bay qu'à Cornwall et plus élevée à Cornwall qu'à Pembroke. En d'autres termes, les données sur la répartition fréquentielle de la variante char en fonction de la localité constituent une indication supplémentaire du fait que les locuteurs semi-restreints font montre d'une tendance à la convergence linguistique9 .

En ce qui concerne la variante auto, exception faite du sous-corpus de Hawkesbury, nous constatons que ce sont les élèves de Pembroke qui emploient le plus souvent cette variante. Ce résultat est conforme aux résultats de la plupart des études antérieures réalisées à partir du corpus de Mougeon et Beniak. En effet, ces deux chercheurs ont trouvé que c'est à Pembroke, localité où les Franco-Ontariens ne représentent qu'une faible minorité et où l'on trouve le plus d'adolescents qui communiquent en français surtout à l'école (voir tableau 11), que les adolescents emploient le plus souvent les variantes standard (c'est-à-dire les variantes promues par l'école)10. Évidemment, cette explication part de l'hypothèse que la variante auto est la variante préférée des enseignants, hypothèse plausible, certes, mais que nous n'avons pas vérifiée.

Fréquence des variantes en fonction de la localité
Click for larger view
Tableau 10
Fréquence des variantes en fonction de la localité

Finalement, pour ce qui est des deux autres variantes, il est vrai que nous avons observé des différences de fréquence entre les quatre localités; toutefois, à nouveau, la faiblesse du nombre d'occurrences de ces deux variantes (et notamment de voiture) à chaque endroit nous incite à la prudence. En effet, il est possible que ces différences de fréquence reflètent des fluctuations largement aléatoires ou idiosyncrasiques (comme dans le cas de la variante voiture dans le parler des adolescents de Hawkesbury). [End Page 101]

Répartition des locuteurs du corpus de Mougeon et Beniak en fonction de la langue maternelle des parents et du niveau de maintien du français dans onze situations de communication
Click for larger view
Appendice
Tableau 11
Répartition des locuteurs du corpus de Mougeon et Beniak en fonction de la langue maternelle des parents et du niveau de maintien du français dans onze situations de communication
[Begin Page 104]

Nous avons poussé plus loin l'analyse de l'effet du facteur localité de résidence à l'aide du logiciel GoldVarb en nous concentrant sur les deux variantes auto et char. En l'occurrence, cette analyse n'a pas confirmé l'effet de ce facteur sur la fréquence de ces variantes. En effet, GoldVarb n'a pas sélectionné ce facteur, ce qui signifie que les différences intercommunautaires révélées par la répartition fréquentielle ne sont pas significatives. Il est vrai que ces différences reflètent de façon linéaire l'importance de la présence des locuteurs semi-restreints et restreints dans les quatre localités (voir tableau 11); cependant, ces différences ne sont pas considérables et, à Hawkesbury, le nombre total d'occurrences des variantes est plutôt faible. Nous pouvons donc conclure que l'effet du facteur localité n'est pas aussi solidement établi que celui des autres variables indépendantes que nous avons retenues dans notre analyse12 .

Conclusion

Notre étude des variantes exprimant la notion de «véhicule automobile» dans le parler des adolescents francophones de l'Ontario nous révèle que, tout comme en français québécois, la variante auto est la forme de base en français ontarien (62% des occurrences dans notre corpus) et que la variante char occupe le deuxième rang avec un taux de fréquence de 27%. Nous avons aussi fait remarquer que, bien que char soit utilisé plus souvent par les adolescents que par les adolescentes, l'absence de corrélation avec l'appartenance socio-économique porte à croire que cette forme n'est pas dotée d'une marque sociale très forte dans le parler de cette génération de locuteurs franco-ontariens. Pour ce qui est de la restriction dans l'emploi du français, nous avons constaté que ce sontles locuteurs semi-restreints qui emploient char le plus souvent. Ce résultat inattendu reflète l'effet combiné de deux facteurs. Ces locuteurs bilingues font montre d'une tendance à la convergence interlinguistique qui les pousse à employer char, variante qui, par sa forme et son sens, est similaire au mot anglais car. De plus, comme ces locuteurs communiquent en français en dehors de l'école, ils sont donc loin d'être coupés du français vernaculaire. Finalement, nous avons vu que ce sont les locuteurs restreints qui emploient le moins souvent la variante char. Ce résultat, attendu, reflète le fait que ces locuteurs emploient le français surtout à l'école. Cela dit, les locuteurs restreints sont quand même exposés au français vernaculaire (ils emploient parfois la variante char), ce qui donne à penser que la standardisation de leur parler n'est que relative.

Somme toute, notre étude montre que le français des adolescents franco-ontariens a globalement conservé sa filiation avec le français québécois. Toutefois, elle met aussi au jour plusieurs dimensions de la spécificité du français ontarien, qui reflètent, d'une part, les différences quant au maintien du français par les locuteurs dans les différents domaines de la société et situations de communication et, d'autre part, leur contact plus ou moins intense avec l'anglais. Comme telle, notre étude vient donc confirmer et préciser les résultats des nombreux travaux consacrés à la variation du français ontarien, travaux dont on peut trouver une synthèse notamment dans Mougeon (1995) et Mougeon et Nadasdi (1997). [End Page 104]

Endnotes

1. Le concept de variante permet d'inclure des éléments linguistiques équivalents autres que les mots, par exemple les morphèmes grammaticaux (les terminaisons, les préfixes, etc.) et les sons (phonèmes).

2. Beauchemin et Martel ont recueilli leur corpus à Sherbrooke et dans les localités rurales avoisinantes. Cela vaut peut-être plus pour les locuteurs de ces dernières localités que pour ceux de la ville de Sherbrooke.

3. Les sociologues abordent l'étude de la communauté franco-ontarienne dans une perspective similaire (voir le titre de l'ouvrage de Bernard (1996): De Québécois à Ontarois).

4. Nous avons exclu ces dix occurrences des analyses statistiques subséquentes, car il est probable qu'elles représentent une certaine forme de convergence linguistique plutôt que l'usage personnel du locuteur.

5. Le nombre total d'occurrences des variantes dans le sous-corpus de Hawkesbury est trop faible pour effectuer ce type d'analyse.

6. En linguistique, on dit qu'un sujet est «redoublé» quand il est repris par un pronom sans qu'il y ait de pause (virgule à l'écrit) entre le sujet et le pronom de reprise.

7. Une recherche en cours réalisée par Nadasdi, Rehner et Mougeon confirme cette différence en ce qui concerne les variantes examinées dans la présente étude. En effet, ces chercheurs ont constaté que les élèves d'immersion du corpus Mougeon et Nadasdi n'employaient pas la variante char.

8. Il y a deux exceptions à cette tendance générale. Il s'agit des variantes so et sontaient pour lesquelles les chercheurs ont trouvé, comme dans la présente étude, que ce sont les locuteurs semi-restreints qui les employaient le plus souvent (voir Mougeon et Beniak, 1989).

9. On ne doit pas oublier que les locuteurs semi-restreints ne sont pas coupés du français vernaculaire et donc qu'ils sont plus exposés à la variante char que les locuteurs restreints.

10. En fait, dans la présente étude, les différences de fréquence d'emploi de la variante auto reflètent l'importance variable de la présence des locuteurs semi-restreints dans les trois localités: plus élevée à North Bay qu'à Cornwall et plus élevée à Cornwall qu'à Pembroke.

11. Ces deux occurrences de voiture ont été produites par le même locuteur; or ce dernier n'utilise que cette variante et son passe-temps est la mécanique automobile.

12. Exception faite de la variable appartenance socio-économique.

Bibliographie

Bernard, Roger (1996), De Québécois à Ontarois, Hearst, Le Nordir.

Klein-Andreu, Flora (1980), «A Quantitative Study of Syntactic and Pragmatic Indications of Change in the Spanish of Bilinguals in the U.S.», dans William Labov (dir.), Locating Language in Time and Space, New York, Academic Press, p.69-82.

Labov, William (1972), Sociolinguistic Patterns, Philadelphie, University of Pennsylvania Press.

Labov, William (1999), Principles of Linguistic Change. Vol.2: External Factors, Oxford, Blackwell.

Martel, Pierre (1984), «Les variantes lexicales sont-elles sociolinguistiquement intéressantes? Sociolinguistique des langues romanes», Actes du xviie Congrès international de linguistique et philologie romanes, Aix-en-Provence, 29 août - 3septembre 1983, p.183-193.

Mougeon, Raymond (1995), «Perspective sociolinguistique sur le comportement langagier des Franco- Ontariens», dans Jacques Cotnam, Yves Frenette et Agnès Whitfield (dir.), La francophonie ontarienne: bilan et perspectives de recherche, [Hearst], Le Nordir, p.219-257.

Mougeon, Raymond et Édouard Beniak (1989), «Recherches sociolinguistiques sur la variabilité en français ontarien», dans Le français canadien parlé hors Québec: aperçu sociolinguistique, Québec, Presses de l'Université Laval, p.69-104.

Mougeon, Raymond et Édouard Beniak (1991), The Linguistic Consequences of Language Contact and Restriction: the Case of French in Ontario, Canada, Oxford, Oxford University Press.

Mougeon, Raymond et Édouard Beniak (1995), «Le non-accord en nombre entre sujet et verbe en français ontarien: un cas de simplification?», Présence francophone,no46, p.53-65.

Mougeon, Raymond et Terry Nadasdi (1996), «Discontinuités variationnelles dans le parler des adolescents [End Page 105] franco-ontariens», Revue du Nouvel Ontario, no20, p.51-76.

Mougeon, Raymond, Terry Nadasdi et Katherine Rehner (2002), «État de la recherche sur l'appropriation de la variation par les apprenants avancés du FL2 ou FLE», dans Jean-Marc Dewaele et Raymond Mougeon (dir.), AILE 17: L'acquisition de la variation par les apprenants du français langue seconde, p.1-50.

Nadasdi, Terry (1995), «Subject NP Doubling, Matching and Minority French», Language Variation and Change, vol.7, p.1-14.

Nadasdi, Terry (2002), Living in Canadian French. Communication présentée à la conférence annuelle de l'Association canadienne de linguistique, University of Toronto.

Rand, D. et David Sankoff (1990), GoldVarb version 2: A Variable Rule Application for the Macintosh, Montréal, Centre de recherches mathématiques, Université de Montréal.

Romaine, Suzanne (1991), Bilingualism, Oxford, Blackwell.



Share

Back To Top

This website uses cookies to ensure you get the best experience on our website. Without cookies your experience may not be seamless.