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French Forum 27.1 (2002) 113-128



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Aux origines préconscientes de la Recherche:
le laboratoire secret de la correspondance de Proust

Luc Fraisse


Parce qu'elle a été très richement annotée par Philip Kolb, la Correspondance de Marcel Proust, publiée en vingt et un volumes de 1970 à 1993 aux éditions Plon, est réputée précisément ne pouvoir nourrir que l'annotation anecdotique de l'œuvre. Toute édition critique et savante d'A la recherche du temps perdu signale l'anecdote épistolaire à la source de tel épisode, ce que pense Proust dans ses lettres de tel personnage contemporain ou de tel écrivain du passé dont le nom survient dans le roman, le commentaire que l'écrivain y a consigné sur la parution de tel volume ou sur l'interprétation de telle scène de son œuvre, et surtout les dates: celles des rencontres, parfois celles de l'écriture, souvent des remaniements ou encore celles des tractations avec l'équipe éditoriale. Les lettres réservent ainsi à l'éditeur de l'œuvre essentiellement un réservoir, pour l'instant infini, d'annotations.

Ce mode d'utilisation de la correspondance, qui s'est mis en place sans projet préétabli, par la force et la nature des choses, risque de nous laisser à la longue méconnaître sans doute la véritable ressource que nous apportent les quelque cinq mille lettres de Proust que nous possédons, et d'abord les lettres de jeunesse, écrites bien avant l'année 1908 durant laquelle on sait que le romancier a dû concevoir le projet de cette œuvre dont il portait en lui depuis si longtemps l'intuition sans but précis. C'est une telle lettre que nous voudrions examiner ici: datant de 1897, elle précède de onze ans la première mise en place du grand projet créateur. Or dans sa précocité même, elle peut servir de champ d'expérience au service d'une réflexion générale et théorique, que nous ne perdrons pas de vue chemin faisant, dans au moins trois directions. Comme il s'agit, on le verra, d'un message adressé à un écrivain pour le féliciter d'un livre tout récemment paru, ces lignes nous permettent [End Page 113] d'abord de découvrir le double régime que suivent les contacts de Proust avec la littérature contemporaine: son renouvellement implicite dans l'œuvre qu'il va produire se double contradictoirement d'un éloge trompeur dans les lettres, et aussi d'un mode de commentaire des œuvres que l'on ne trouve pas ailleurs dans ses écrits. Ensuite, on verra que le contenu de l'éloge n'est pas gratuit: par la médiation de la lecture, le romancier se constitue un paysage intérieur qui n'est autre que l'univers en formation de la Recherche. Enfin cette missive, comme un petit nombre d'autres, laisse apparaître, à travers la critique littéraire consciente, une étrange intuition de la structure la plus générale qui régira un jour encore lointain la Recherche et décidera de son avènement. Ces diverses démarches inconscientes qui acheminent lentement vers l'acte délibéré de la création pourraient nous inviter à considérer une correspondance d'écrivain sous un jour nouveau, comme le support d'une vie psychique se développant sur le long terme, et d'une genèse paradoxalement involontaire de l'œuvre, genèse antérieure à l'officielle, mais régie par des lois parallèles dont la lettre, considérée dans son mouvement, permet de saisir à titre d'exemple les mécanismes d'apparition.

25 octobre 1897. Proust travaille, de temps à autre, à Jean Santeuil qui n'avance guère. Or, l'une de ses connaissances, qui jouera un grand rôle, bien plus tard, dans la recherche d'un éditeur pour Du côté de chez Swann, Louis de Robert, a publié, exactement à la même date (le 6 juin...

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