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La Memoire de la Deuxieme Guerre mondiale en France et la voix contestataire de Charlotte Delbo
- French Forum
- University of Nebraska Press
- Volume 26, Number 2, Spring 2001
- pp. 91-110
- 10.1353/frf.2001.0022
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French Forum 26.2 (2001) 91-110
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La Mémoire de la Deuxième Guerre mondiale en France et la voix contestataire de Charlotte Delbo
Nicole Thatcher
[Errata]
L'hétérogénéité des expériences individuelles ou collectives de la Deuxième Guerre mondiale en Europe, particulièrement dans les pays ayant été occupés par les Nazis, est reflétée dans la variété des souvenirs et de leurs représentations. Celles-ci peuvent se recouper ou se compléter, mais bien souvent elles se révèlent conflictuelles. Comme le remarque Antoine Prost, "la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale est [ . . .] clivée en une pluralité de mémoires antagonistes" (La Mémoire des Français, 1986 , p. 26 ). En France, dans l'immédiat de l'après-guerre, la réponse à cet enjeu de mémoire est l'élaboration d'une mémoire officielle qui restera dominante pendant près de deux décennies. Par mémoire officielle, j'entends celle que contribuent à créer les organes d'un gouvernement, celle qui est présentée dans les manuels d'histoire scolaire; c'est l'histoire-mémoire dont parle Pierre Nora, celle qui propose une vision et un sens des événements ou des personnages du passé pour toute la nation, celle qui crée des symboles et des mythes. Cette mémoire s'appuie en partie sur des mémoires collectives, et en cela, peut être qualifiée de nationale. Elle contribue à la formation d'une mémoire culturelle définie comme "la mémoire du passé qui traverse la société" (Gérard Namer, Mémoire et société, 1987 , p. 30 ) et qui est relayée par la presse, la télévision, la radio, les films, la peinture, etc. Cette mémoire culturelle est aussi modifiée par les représentations de mémoires collectives reflétant l'expérience particulière de groupes sociaux différents, et elles-mêmes porteuses de mémoires individuelles.
La plus grande partie de l'œuvre de Charlotte Delbo (1913 -1985 ) est redevable à sa mémoire; elle y recourt pour évoquer son expérience [End Page 91] de la guerre, particulièrement sa déportation dans les camps nazis. Cette mémoire n'est pas uniquement personnelle mais assume également un caractère collectif: Delbo se fait le porte-parole du groupe de femmes déportées avec elle dans le même convoi, et dont certaines reviendront, comme elle. Sur la toile de fond constituée par les mythes des mémoires officielle et culturelle de l'époque, la mémoire de Delbo, exprimée dans son oeuvre, présente une ambivalence marquée et des aspects qui la singularisent. Mon analyse s'articule autour des deux questions suivantes: comment se situent les représentations de Delbo par rapport à celles que nous offrent la mémoire officielle à la Libération--et dans les années qui suivent--et la mémoire culturelle en France? Quelle contribution originale Delbo y apporte-t-elle?
Le premier aspect, évident peut-être, de la mémoire de Delbo, mais qui démarque sa contribution, c'est que ses représentations de l'expérience de la guerre sont celles d'une femme, et d'une femme qui a joué un rôle actif dans cette guerre. Elles concernent sa détention, particulièrement au camp d'Auschwitz-Birkenau (1943 -44 ) et de Ravensbrück (1944 -45 ), mais aussi dans des prisons françaises (mars 1942 à janvier 1943 ), détention due à ses activités de résistante dans un réseau communiste. Depuis lors, les récits de témoins et de protagonistes féminins se sont multipliés et aujourd'hui cette caractéristique peut ne pas frapper; mais, en 1945 , ce développement en est encore à ses débuts. Par tradition, la mémoire de guerre est avant tout masculine: elle est formée par les représentations des hommes qui ont participé aux combats...